CHAPITRE XIV. RAISONNEMENTS SUR LA DOCTRINE DES DEUX PRINCIPES.
Pourquoi donc n'appelez-vous pas ces deux choses ou deux biens ou deux maux, ou plutôt deux biens et deux maux : deux biens en eux-mêmes, deux maux l'un pour l'autre ? Plus tard nous examinerons, s'il le faut, lequel est le meilleur ou le pire. En attendant, admettons que c'étaient deux biens en eux-mêmes et voyons : Dieu régnait sur sa terre et Hylé sur la sienne. Les deux rois jouissaient de la santé ici et là; ici et là, abondance de fruits; des deux côtés, nombreuse progéniture ; chez les uns comme chez les autres, douces voluptés en rapport avec leurs natures. Mais, nous dit-on, outre que le peuple des ténèbres était ennemi de la lumière voisine, il était encore mauvais par lui-même. Cependant, j'ai déjà énuméré beaucoup de biens qu'il possédait; si vous pouvez me faire connaître ses maux, il s'ensuivra qu'il y avait deux royaumes bons, sauf que l'un était meilleur que l'autre. Mais pouvez-vous me dire quels étaient ces maux? Ils se ravageaient entre eux, dites-vous, ils se blessaient, ils se tuaient, ils se détruisaient. Si c'était là leur unique occupation, comment s'engendraient, se nourrissaient, s'élevaient de si grandes multitudes? Il y avait donc aussi, là, du repos et de la paix. Cependant, accordons que le royaume exempt de discorde était le meilleur : il est néanmoins bien plus juste d'appeler bons ces deux royaumes, que de dire l'un bon et l'autre mauvais : celui-là meilleur, où personne ne nuisait à soi-même ni aux autres; celui-ci moins bon, où, malgré une guerre intestine, chaque animal pourvoyait à sa vie, à sa santé, aux besoins de sa nature. Au fond on peut, sans trop grande disproportion, comparer à votre dieu ce prince des ténèbres, à qui personne ne résistait, au sceptre duquel tout se soumettait, dont les prédications ont attiré tout le monde toutes choses qui ne peuvent se faire sans une grande paix et une vraie concorde. Car les empires heureux sont ceux où tous sont d'accord pour obéir au souverain. Ajoutons que ce prince régnait non-seulement sur ceux de son espèce, c'est-à-dire sur les bipèdes, que vous déclarez pères des hommes, mais encore sur toute autre espèce d'animaux, lesquels obéissaient à ses moindres signes, exécutaient ses ordres, ajoutaient foi à sa parole. En débitant tout cela, vous croyez les hommes assez stupides pour attendre que vous donniez le nom de Dieu à cet autre dieu si clairement et si ouvertement dépeint. En effet, si ce prince pouvait réellement tout cela, son pouvoir était grand; s'il était ainsi honoré, sa, gloire était magnifique ; si on l'aimait, la concorde était parfaite; si on le craignait, l'ordre s était admirable. Que s'il y avait quelques maux au milieu de tous ces biens, on ne peut néanmoins appeler cela la nature du mal, à moins de ne savoir ce que l'on dit. En effet, si vous pensez que cette nature était celle du mal, parce que non-seulement elle était ennemie de l'autre nature, mais parce qu'elle contenait le mal en elle-même, ne regardez-vous donc pas comme un mal la dure nécessité où était votre dieu avant le mélange de la nature contraire, de combattre contre elle, et d'introduire dans sa gorge ses propres membres pour y être oppressés, de manière à ne pouvoir être entièrement purifié lui-même? Il y avait donc du mal dans sa nature de dieu, avant qu'il s'y mêlât quelque chose de ce que vous appelez le seul mal. En effet, ou il ne pouvait être attiré ni corrompu par le peuple des ténèbres, et alors c'était folie de sa part de subir de telles nécessités ; ou sa substance pouvait se gâter, et alors vous n'adorez pas le Dieu incorruptible que l'Apôtre prêche[^1]. Quoi ! cette nature qui n'était pas encore corrompue, pouvait être corrompue, et cette corruptibilité ne vous paraît pas un mal dans votre dieu !
- I Tim. I, 17.