VIII.
Félix. Vous accusez Manès de cruauté ; que disons-nous de Jésus-Christ qui a formulé cette sentence : « Allez au feu éternel[^3] ? »
Augustin. Elle s'applique aux pécheurs.
Félix. Et ces pécheurs, pourquoi n'ont-ils pas été purifiés?
Augustin. Parce qu'ils ne l'ont pas voulu.
Félix. Parce qu'ils ne l'ont pas voulu, avez-vous dit?
Augustin. Oui, parce qu'ils ne l'ont pas voulu.
Félix. Pourquoi ne l'ont-ils pas voulu ? Trouve-t-on un malade qui ne veuille pas être guéri ? un coupable qui refuse la justification? un aveugle qui refuse la lumière? Quel homme infirme refuse la santé ? Si Manès a fait de la cruauté en disant que la substance divine qui n'a pu se purifier, a été enveloppée dans le gouffre de la damnation, Jésus-Christ n'a pas été cruel, lui qui, après avoir dit : Je suis venu pour les pécheurs, condamne aussitôt au feu éternel ceux qui ont porté son nom ? Mais ils n'ont pu, je crois, accomplir les préceptes. Où est donc la plus grande cruauté ? S'il est cruel que Dieu n'ait pu les purifier et les ait jetés dans les chaînes de la damnation; n'est-il pas plus cruel encore que Jésus-Christ envoie au feu éternel ceux qu'il n'a pu purifier? Que votre sainteté me dise ce qu'elle pense de cette cruauté.
Augustin. Si vous aviez compris mes paroles, ou plutôt, si vous vouliez avouer que vous les avez comprises, peut-être, en effet, que, ne sachant que répondre, vous avez cru plus prudent de feindre que vous ne compreniez pas ce qui est pourtant d'une clarté évidente; toujours est-il que vous ne tiendriez pas ce langage. J'ai déjà affirmé et prouvé par les saintes Ecritures, l'existence du libre arbitre; j'ai ajouté que Dieu est le juge équitable du libre arbitre, le rémunérateur des fidèles, de ceux qui lui obéissent et qui cherchent leur guérison, et l'ennemi des orgueilleux et des impies. Parce qu'il est venu guérir les pécheurs, il guérit, en effet, ceux qui accusent leurs péchés et qui font pénitence. Or, personne ne se repent d'un péché qu'un autre a commis; mais si la pénitence est juste et véritable, si elle est de celle dont parle le Sauveur : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence[^1] », elle prouve évidemment qu'elle n'est pas l'œuvre d'une nature étrangère, mais de notre volonté. Une pénitence qui aurait pour objet un péché commis par un autre, ne serait pas une pénitence prudente, mais insensée. Quant à vous, vous niez l'existence du péché. D'abord, la nation des ténèbres ne pèche pas, puisque le mal constitue sa nature ; de même la nature de lumière ne pèche pas, puisqu'elle n'est pas libre dans ses actions. Où trouver dès lors un péché que Dieu puisse condamner, un péché que la pénitence puisse guérir? Admettre la pénitence, c'est admettre la faute; s'il y a faute, il y a volonté; et enfin, si c'est dans la volonté que le péché se consomme, on ne peut plus admettre de coaction de la part d'une nature ennemie. Il est vrai que parfois la faiblesse est si grande, que l'on ne peut faire ce que l'on voudrait. C'est ce que l'Apôtre exprime en ces termes : « Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit, et qui m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres[^2] ». Or, il est évident que cette faiblesse est le résultat tout à la fois et de la transmission du premier péché d'Adam et d'une mauvaise habitude. Si les hommes, aujourd'hui même, contractent de mauvaises habitudes, n'est-ce pas par l'effet de leur volonté propre ? et quand l'habitude est formée, il est bien difficile de la surmonter. Si donc la loi contraire ou mauvaise habite dans leurs membres, c'est à eux-mêmes que les hommes doivent en attribuer la cause. Ceux, au contraire, qui se laissent conduire par la crainte de Dieu, et qui, en vertu de leur libre arbitre, vont chercher leur guérison auprès du médecin suprême, grâce à la miséricorde infinie du Créateur, l'obtiennent infailliblement par l'humilité de leur confession et la sincérité de leur pénitence. Quant aux orgueilleux qui se disent justes et soutiennent que si le péché est en eux, il n'est pas l'oeuvre de leur volonté propre, mais d'une nature étrangère, ils se rendent par là même toute guérison impossible, et subissent les effets du juste jugement de Dieu qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles[^4]. Quoi, dès lors, de plus naturel que Dieu dise à ceux qui, par leur libre arbitre, ont méprisé sa miséricorde : « Allez au feu éternel » ; et à ceux qui, par ce même libre arbitre, ont embrassé la foi, confessé leurs péchés, fait pénitence, regretté leur ancien état et béni celui dans lequel la grâce les a placés : « Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume[^5]? » Maintenant donc, répondez à mes questions, et faites-le sans retard, je vous prie. Si rien ne pouvait nuire à Dieu, pourquoi nous a-t-il envoyés ici-bas? Si quelque chose pouvait lui nuire, il n'est donc plus un Dieu incorruptible.
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Matt. XXV, 41.
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Matt. IX, 13.
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Rom. VII, 23.
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Jacq. IV, 6.
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Matt. XXV, 41, 34.