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Jul. Tu t'élèves de toutes tes forces contre ces dernières paroles; tu étais monté dans un même navire avec Manès, le même souffle avait dirigé votre course, mais une fois le détroit franchi , tu as cru devoir chercher pour y aborder un rivage tout différent. Peut-être cependant que le désir d'être utile à ton prochain sera une justification de tes retardements excessifs. Voyons donc vers quel port tu diriges ta course. « Je soutiens », dis-tu, « que Dieu est un Dieu bon, mais qu'il crée cependant des hommes mauvais ». O rocher mille fois plus périlleux que les écueils auxquels tu voulais échapper ! comment as-tu osé déverser sur celui que tu venais de proclamer Dieu toute la sentine du manichéisme?
Aug. Est-ce que tu nies que, même dans les hommes mauvais, la nature et de l'âme et du corps soit bonne? Dieu est le créateur de cette nature bonne; Manès, au contraire, prétend que cette nature est mauvaise, et il assigne un auteur mauvais à ce bien qu'il appelle un mal. L'âme elle-même n'est pas épargnée par cet hérétique; non-seulement il prétend qu'il existe en lui une certaine âme de chair, mais il ajoute que cette âme de chair est une nature mauvaise existant de toute éternité comme le Dieu bon, en sorte qu'il est absolument impossible qu'elle soit jamais bonne; l'autre âme bonne, qui existe aussi dans l'homme, n'a pas été, suivant lui, créée par Dieu; elle ne diffère pas de la substance et de la nature divine, et elle se trouve enchaînée fatalement à la condition malheureuse de la chair, non pas en punition de quelque faute dont elle se soit rendue coupable, mais en vertu d'une loi à laquelle elle ne saurait se soustraire. Il déclare enfin que, dans son ensemble, cet être, composé d'éléments si divers et qui s'appelle l'homme, doit être considéré comme mauvais et comme l'oeuvre du principe mauvais. Vois-tu combien la doctrine de Manès est différente de la mienne, et combien ses maximes sont insensées et tout à fait abominables? Mais toi, qui ,penses que les enfants ne sauraient naître mauvais parce qu'ils sont créés par un Dieu bon, soutiens, si tu le peux, que les enfants ne sauraient non plus naître avec des infirmités corporelles, parce que leurs corps sont créés par un Dieu qui est parfaitement sain ; soutiens enfin que, non-seulement les hommes ne sauraient naître mauvais parce qu'ils sont créés par un Dieu bon, mais qu'ils ne sauraient, pour la même raison, être privés en naissant, soit de l'usage, soit de la faculté de la raison, puisqu'ils sont créés par un Dieu sage. Car la sottise n'est-elle pas un mal, puisque l'Écriture dit que l'on doit verser incomparablement plus de larmes sur un insensé que sur un mort[^1] ? Donc, si vous ne pouvez pas, non plus que nous, être accusés d'enseigner que Dieu est l'auteur de la sottise, quand vous reconnaissez que certains hommes créés par Dieu naissent privés de la faculté de raisonner, on ne doit pas davantage nous accuser d'enseigner que Dieu est l'auteur du mal, parce que, nous affirmons, comme la vérité nous autorise à le faire, que les hommes naissent mauvais et souillés par le péché originel, après avoir été créés cependant par ce même Dieu, seul et unique créateur de l'humanité.
- Eccli. XXII, 10.