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Julien. Mais que dirons-nous des enfants quand l'hérésie des Manichéens soutient que l'homme pécha volontairement, avant d'arriver à l'âge de raison? En effet, si le mal a surgi dans l'homme, parce qu'il a été fait de rien , et que l'homme devait nécessairement être fait de rien ; indubitablement le mal ne lui est point venu du possible , mais bien du nécessaire. Une longue discussion a déjà détruit cette prétention, revenons-y quelque peu néanmoins, afin d'y jeter de plus en plus la lumière. Tu t'enquiers donc d'où est venue dans le premier homme la volonté du mal. Je réponds: Du mouvement de l'âme , sans coaction. D'où vient ce mouvement ? dis-tu encore. Et je demande : Que cherches-tu ? Est-ce d'où il a pu venir, ou bien d'où il a été forcé de venir? Si tu réponds, comme tu l'as écrit déjà, que c'est d'où il a été forcé de venir, je te prouverai que tes questions sont incohérentes et contradictoires. Tu demandes, en effet, qui a forcé d'être ce qui ne saurait être que sans coaction , question qui n'a aucune force, aucun rang, puisqu'elle s'évanouit par la contradiction qu'elle contient. Il y a donc absurdité à demander d'où vient la volonté du mal. Car ce d'où vient signifie non plus l'occasion, mais l'origine, c'est-à-dire la nature : mais comme nous Pavons montré plus haut , si la question tombe sur la nature, cette partie de la définition , sans coaction, n'est plus vraie : si nous conservons la définition au lieu de la détruire, nous ne pouvons plus en rechercher l'origine. L'homme n'a donc point péché parce qu'il a été fait de rien, ni parce qu'il a été fait par Dieu, ni parce qu'il a été fait des ténèbres, ni parce qu'il a été doué du libre arbitre; mais il a péché parce qu'il a voulu; c'est-à-dire qu'il a eu la volonté du mal, parce qu'il a eu une volonté.
Augustin. Selon nous, ou plutôt c'est la vérité qui ledit, les hommes parvenus à l'âge de raison font le mal, les uns par volonté, les autres par nécessité, ou bien tantôt par volonté, tantôt par nécessité. Si cela te paraît faux, écoute ce cri : « Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas ». Et toujours on te jettera ces paroles à la face, quand tu les liras, en faisant semblant de ne pas voir, ou peut-être sans voir. Pourquoi t'envelopper d'ambiguïtés tortueuses? On ne te dit pas : L'homme fut dans la nécessité de pécher parce qu'il était créé de rien; mais c'est toi qui te tiens à toi-même ce langage. Il a donc été fait de telle manière que le pouvoir de pécher était nécessaire en lui, et le péché possible seulement. Mais il n'aurait pas même le pouvoir de pécher, s'il était de la nature de Dieu : car il serait absolument immuable et ne pourrait pécher. Ce n'est donc point parce qu'il a été fait de rien qu'il a péché, mais qu'il a pu pécher, Entre pécher et pouvoir pécher, il y a une grande distance dans un cas c'est la faute, dans l'autre c'est la nature. Tout ce qui a été fait de rien n'a point pour cela le pouvoir de pécher : car les pierres ne l'ont point : et toutefois une nature qui peut pécher a été faite de rien. Ne pouvoir pécher n'est point un grand avantage, mais c'en est un que de ne pouvoir pécher au sein du bonheur. De même que ne pouvoir être malheureux n'est point un grand avantage, puisque des êtres qui ne peuvent goûter le bonheur ne peuvent souffrir du malheur; mais le grand privilège c'est qu'une nature soit heureuse au point de ne pouvoir être malheureuse. Bien que cet avantage soit plus grand, ce qui n'est pas à dédaigner, c'est que la nature de l'homme ait été douée de la félicité de pouvoir, s'il l'eût voulu, n'être point malheureux.
Si nous disons que tout a été fait de rien , c'est-à-dire, pour mieux comprendre, de ce qui n'était pas ; tout ce qui a été fait de ce qui était déjà doit être rapporté à l'origine primordiale. Car la chair vient de la terre, et la terre de rien. C'est encore ainsi que nous disons que tous les hommes sont fils d'Adam, tandis que chacun a son père. Et toutefois, tout ce qui a été fait est mobile, parce qu'il a été fait de rien, c'est-à-dire qu'il n'était pas d'abord, et qu'il existe parce que Dieu l'a fait, et qu'il est bon : car il a été fait par celui qui est bon : et tous ces biens muables ne seraient point ce qu'ils sont, s'il n'y avait eu un bien immuable pour les créer. Tous les maux, qui ne sont autre chose que des privations de biens, sont nés de ce qui est bon, mais changeable ; quant à l'ange et à l'homme, d'où sont venus les maux (lesquels n'auraient pu surgir, s'ils n'avaient pu pécher, parce qu'ils pouvaient ne pas vouloir), il est vrai de dire que ces natures sont bonnes, mais non qu'elles sont immuables: Pour Dieu, telle est sa bonté, qu'il tourne même en bien le mal que, dans sa toute-puissance, il ne souffrirait point si, dans sa souveraine bonté, il ne pouvait en user pour le bien: et ne pouvoir tirer le bien du mal paraîtrait plutôt un amoindrissement .dans sa puissance et dans sa bonté. Dès lors tu ne saurais nier que celui qui dit : « Je fais le mal que je ne veux point», regarde-le mal comme nécessaire, et non comme possible. Il n'est donc pas vrai de dire : «Toute action mauvaise vient du possible, et non du nécessaire » ; mais il en est qui viennent du nécessaire. Vois maintenant comme s'écroule ton échafaudage si laborieusement élevé.
Mais à cette question: d'où vient chez le premier homme la volonté du mal, tu crois prudent de répondre : « Du mouvement de l'âme, sans coaction ». Comme s'il n'était pas plus facile et plus prompt de répondre de l'homme lui-même. Ce que tu ajoutes en effet sais coaction, tu as, pu l'ajouter ici sans résistance. Qui pourrait en effet te résister, si tu disais la vérité de cette manière: La mauvaise volonté a surgi dans le premier homme sans coaction aucune? Maintenant, dans la crainte d'accuser la nature, comme s'il en devait rejaillir quelque injure sur son auteur, tu as dit enfin ce que tu voulais dire depuis longtemps, et sans t'éloigner de la, nature. Car: l'esprit c'est la nature: et dans l'économie de l'homme il est supérieur au corps, et c'est de son mouvement sans coaction aucune, que, tu as fait surgir la volonté du mal. Vois-tu bien que n'a pu venir d'ailleurs ce qui n'était pas avant d'exister, tu ne saurais le, nier? A quoi bon chercher d'où vient un mouvement de l'âme, quand il est clair qu'un mouvement de l'âme ne saurait. venir que de l'âme? Si tu es assez impudent, assez dépourvu de sens pour levier, je te demanderai encore d'où a pu venir chez le premier homme la volonté du mal ; et je ne te laisserai pas dire : « Du mouvement de l'âme sans coaction » ; car ce mouvement de l'âme sans coaction, c'est la volonté même. Ainsi donc, dire que la volonté vient du mouvement de l'âme, c'est dire que le mouvement de l'âme vient du mouvement de l'âme, ou la volonté de la volonté. Diras-tu que ce mouvement existe de lui-même, et ion par l'âme, de peur d'accuser la nature qui est bonne ou l'âme elle-même? Il n'est donc point damnable pour cela : qui pourrait en effet condamner l'âme pour un crime qu'on ne saurait en justice lui attribuer?
« Mais », diras-tu, « l'homme a péché parce qu'il l'a voulu : aussi a-t-il eu la volonté du mal parce qu'il l'a voulu ». Cela est très-vrai; mais si la clarté du jour n'est point ténèbres, la mauvaise volonté est venue de lui parce qu'il l'a voulu. Nous ne disons pas en effet, comme tu nous en accuses faussement, et comme tu dis mensongèrement que nous avons écrit : « Qui a forcé ce mouvement à exister »; mais d'où est-il venu sans coaction ? car il est venu sans impulsion d'aucune sorte, et toutefois il ne pouvait venir que de quelque part,lui qui n'était pas avant d'exister. Si donc l'homme l'a voulu, il est venu, de l'homme : et qu'était-ce que l'homme avant que ce mouvement vînt de lui, sinon une nature bonne, une oeuvre bonne de Dieu? Et même, dites ce qu'est l'homme mauvais, en tant qu'il est homme et oeuvre de Dieu. Honte à Julien, dès lors, dans sa vanité; car il est vrai de dire avec Ambroise, «que le mal est venu de ce qui était bien »; mais comme il n'y a eu aucune coaction, Dieu est à l'abri de toute attaque; de plus, comme il fait de tout ce qui existe par sa permission un. juste et bon usage, il n'en mérite que des louanges plus éclatantes.