26.
Julien. N'êtes-vous pas ridicules, quand vous prétendez, d'abord, que les douleurs de l'enfantement sont l'accompagnement naturel du péché? Il est, en effet, de toute évidence qu'elles tiennent à la conformation des sexes, bien plus qu'elles ne sont le châtiment des crimes ; car les animaux sont innocents de toute faute, et, néanmoins, aucun d'eux n'est à l'abri de ces angoisses et de ces douleurs; ils gémissent tous amèrement lorsque pour eux est venue l'heure d'enfanter; vous devez donc l'avouer ; ce fait cité en faveur de l'existence du péché est une preuve de nulle valeur, puisqu'on le remarque même chez les êtres exempts de péché. Ce que vous ajoutez pour lui donner plus de poids, est singulièrement plus inepte encore. Une femme, dis-tu, ne souffrirait pas à tel point, si elle n'avait pas quelque attache avec l'iniquité. Puis vous ajoutez aussitôt : Mais cette iniquité, cause des douleurs de la femme, se trouve, non dans la personne qui enfante, mais dans celle quelle met au monde. Telle est, selon toi la raison pour laquelle les femmes même baptisées, et exemptes de faute, souffrent quand elles donnent le jour à un enfant: la prévarication, qui souille cet enfant, leur rend difficile et pénible leur fécondité. D'après cette manière de voir, la transmission du péché se ferait, non pas de la mère à l'enfant, mais de l'enfant à ceux qui lui ont donné la vie. En effet, si la femme baptisée endure les douleurs de l'enfantement, parce que ceux qu'elle met au monde se trouvent en état de péché ; il s'ensuit que la transmission de ce péché se fait de bas en haut, et non de haut en bas. Mais, me diras-tu, cette femme souffre, non parce que son enfant se trouve en état de péché, mais parce qu'au. temps où elle lui donne le jour, elle lui communique le péché qu'elle porte en elle-même. Tu m'as pourtant dit que la grâce avait effacé l'iniquité dans l'âme de cette femme. De là je conclus que si les douleurs de l'enfantement sont la conséquence naturelle du péché , ces douleurs auraient dû trouver leur terme dans l'ablation même de ce péché : ou bien, si elles ne peuvent exister indépendamment de l'existence du péché, celui-ci n'a pas été enlevé aux mères par la grâce dans le baptême, puisqu'elles souffrent encore, même après l'avoir reçu; donc le baptême leur a été inutile. Si maintenant ce sacrement mystérieux a eu réellement la vertu que nous lui croyons et que vous lui reconnaissez à bon droit, s'il a effacé toute iniquité dans l'âme de ceux qui l'ont reçu, il n'en est pas moins acquis au débat que les difficultés de l'enfantement engendrent toujours la douleur : alors c'est chose de la dernière évidence, que les gémissements occasionnés par la maternité sont chez les femmes l'effet de la nature, et non celui du péché; on ne saurait en disconvenir, et tu le reconnais toi-même, puisque tu avoues les souffrances de,celles qui ont renoncé aux erreurs des Manichéens et obtenu leur pardon. Des exemples puisés dans l'ordre naturel des choses ont suffi à démontrer ce que j'avance ; examinons maintenant les termes de l'arrêt prononcé par Dieu contre la femme : il s'en dégagera une lumière bien plus éclatante que les rayons du soleil, et cette lumière fera disparaître entièrement vos ténèbres. De fait, le Seigneur n'a pas dit à Eve : Voilà que des douleurs se déclareront dans tes entrailles, ou bien: Je t'enverrai une cause de gémissements ; car il eût semblé que le sentiment de la peine ne datait, pour la femme, que d'un moment postérieur à sa faute, et n'en était que le châtiment ; mais Dieu a dit : « Je multiplierai tes angoisses ». Par une raison fondée sur la nature même des choses, il n'établit pas en Eve la loi de la souffrance, parce qu'elle est devenue coupable ; il se borne à lui annoncer qu'il multipliera sa douleur : voilà ce qui ressort de ces; paroles. Impossible de multiplier autre chose que ce qui existe: d'ailleurs, une chose qui n'existe pas encore se fait, à vrai dire, et ne se multiplie pas ; dire qu'elle se multiplie, c'est aller trop vite. Enfin, je ne veux pas que cette interprétation soit considérée comme venant de moi plutôt que de la vérité elle-même ; en voici la preuve ; le contexte des paroles divines montre qu'elles se rapportent à tous les êtres vivants. Avant de créer l'homme, le Seigneur s'exprima ainsi : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance[^1] » ; puis il ajouta au sujet de la femme : « Dieu dit : Il n'est pas bon que l'homme reste seul : faisons-lui aussi un aide qui lui ressemble[^2] ». Et lorsque tous deux eurent été créés, « il les bénit en disant : « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre[^3]». Avant leur création, il a été dit par le Seigneur, non pas : Qu'ils se multiplient, mais : que l'homme soit fait; et quand ils existèrent et qu'ils purent recevoir de l'accroissement, il ajouta naturellement: « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la «terre ». D'après cet ordre qui se trouve dans les paroles du Très-Haut, les douleurs de l'enfantement ont été établies pour le corps humain comme pour le corps des animaux ; la loi n'en a donc pas été faite exprès pour Eve : à son égard, elles n'ont fait que s'aggraver, et sa faute lui a seulement mérité un surcroît personnel de tourments. Toutefois, ces angoisses nouvelles ne devaient atteindre les femmes des époques suivantes qu'en raison de leur faiblesse naturelle et de la différence de structure existant dans leur corps. Si donc la femme souffre en mettant au monde sa progéniture, ce n'est pas en elle l'effet du péché ; sa prévarication n'a eu pour résultat que d'augmenter la somme de ses douleurs : ainsi en est-il arrivé à certaines personnes dont les fautes , au témoignage des Ecritures, ont, à certaines époques, provoqué la débilitation corporelle : mais cette aggravation de misères n'empêche nullement que ta femme ait été exposée à des souffrances moins grandes, en raison de sa condition normale. Néanmoins, si vive que soit notre intelligence, il lui est impossible de déterminer exactement la portée de l'arrêt que le Seigneur a prononcé contre Eve ; mais une partie de cette sentence a trait aux peines qu'elle a méritées, et l'autre concerne les don. leurs inhérentes à sa nature : « Je multiplierai tes angoisses, j'accroîtrai tes gémissements; tu enfanteras dans la douleur». Jusqu'ici, je vois un châtiment infligé, non pas à la nature humaine, mais à la personne d'Eve, A partir de cet endroit, il est fait simplement allusion aux charges qui incombent au sexe le moins digne : « Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera ». On ne saurait considérer comme une punition ce qui n'a aucun rapport avec une faute: que la femme soit modestement et amicalement soumise à l'homme, l'ordre le veut; mais ce n'est point pour elle un châtiment. Au dire, de l'Apôtre, « le mari est le chef de la femme[^4] », parce que « l'homme n'a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l'homme[^5] ». Si donc la femme témoigne à son chef les égards qui lui sont dus, elle accomplit ta loi de la nature et ne subit en rien le châtiment du péché ; si, au contraire, elle bouleverse l'ordre établi de Dieu, elle devient coupable. Observer les règles naturelles, ce n'est point souffrir; mais c'est se condamner à être puni, que les transgresse,
Augustin. Nous soutenons que les douleurs de l'enfantement sont la peine du péché; car, nous le savons, Dieu l'a formellement déclaré; il n'a parlé de la sorte à Eve qu'après qu'elle a eu violé sa défense, et il ne s'est exprimé ainsi que parce qu'il était irrité du mépris qu'elle avait fait de ses ordres. Cette colère de Dieu, tu as voulu en nier la puissance et les effets; c'est pourquoi, à t'entendre, les souffrances occasionnées par la maternité sont si peu le châtiment du péché, que les animaux eux-mêmes éprouvent des angoisses et des douleurs pareilles au moment où ils mettent bas, quoiqu'ils soient innocents de toute faute. Pourtant, ces animaux ne t'ont pas dit si les cris qu'ils poussent alors sont des cris de joie ou des lamentations. Lorsque les poules vont faire leurs veufs, elles semblent animées plutôt par l'allégresse que par le chagrin ; et quand elles les ont faits, elles poussent des cris semblables à ceux qu'elles poussent lorsqu'elles sont épouvantées ; mais au moment où elles pondent, elles gardent le plus profond silence ; ainsi en est-il des colombes et de tous les autres oiseaux : c'est là un fait incontestable et qu'on voit se réaliser tous les jours. Hé quoi ! les animaux ne sauraient nous dire ce qui se passe en eux, et un homme prétendrait le savoir pertinemment? Et il voudrait, malgré leur silence, interpréter leurs mouvements et leurs cris à l'heure de l'enfantement ? Qui sait si ces mouvements et ces cris, loin de trahir le sentiment de la douleur, ne sont pas, au contraire, l'expression d'un sentiment de plaisir ? Mais à quoi bon vouloir, en pareille matière, sonder les secrets de la nature, puisque notre cause n'en dépend pas ? Evidemment, si des animaux muets ne souffrent pas quand ils mettent bas; ton raisonnement est de nulle valeur ; s'ils souffrent, c'est le vrai châtiment de l'image de Dieu que de se voir ravalée jusqu'à partager la condition des bêtes ; or, ce châtiment infligé à l'image de Dieu serait souverainement injuste, s'il n'avait pour cause le péché.
Mais il est une chose que je me garderai bien de dire, et pourtant tu as cru devoir la réfuter, comme si je la disais ; je me garderai de dire que si la femme souffre au moment où elle accouche, c'est en conséquence, non de sa propre faute, mais de celle de son enfant, et que c'est là la raison pour laquelle les fidèles, même après la rémission de leurs péchés, éprouvent de si atroces douleurs quand vient pour elles l'heure de l'enfantement. Que Dieu me préserve de parler ainsi ! Nous disons que la mort est la punition du péché ; mais avons-nous le droit d'en conclure et de dire qu'après la rémission de nos péchés elle a dû cesser d'exercer sur nous son empire ? Notre nature, viciée par la prévarication d'Adam, se trouve soumise à certaines peines, et ces peines, nous les proclamons châtiment du péché : or, elles continuent à nous affliger même après que nos fautes nous ont été remises, afin de mettre à l'épreuve notre foi relativement à la vie future où rien de pareil n'aura lieu. Aurions-nous vraiment la foi, si nous n'avions , pour croire, d'autre motif qu'une récompense immédiatement accordée à une vie exempte de douleurs et à l'abri des coups de la mort ? Ce point bien éclairci, à savoir que les maux engendrés en nous par le péché y demeurent pour éprouver notre foi, même après que le baptême a fait disparaître notre culpabilité, as-tu encore le droit d'attribuer la moindre valeur à ce raisonnement: « Si ce sacrement mystérieux a effacé toute iniquité dans l'âme de ceux qui l'ont reçu, et que, cependant, les difficultés de l'enfantement engendrent toujours la douleur, c'est chose de la dernière évidence, que les gémissements occasionnés par la maternité sont, chez les femmes, l'effet de la nature et non celui du péché ? » Ce raisonnement n'a contre nous aucune force ; et tu n'en ferais pas l'emploi, si tu avais en toi-même les forces de la foi, ou si tu pouvais y faire attention ces forces sont d'autant plus inébranlables, que nous espérons plus vivement ce que nous ne voyons pas, et que, par la patience au milieu des tribulations, nous attendons la plénitude du bonheur.
« Dieu n'a pas dit à Eve », selon toi : « Voilà que des douleurs se déclareront dans tes entrailles, ou bien je t'enverrai une cause de gémissements; car il eût semblé que le sentiment de la peine ne datait, pour la femme, que d'un moment postérieur à sa faute; mais il a dit : Je multiplierai tes angoisses. Ces paroles montrent que, par une raison fondée sur la nature même des choses, il n'établit pas en Eve la loi de la souffrance parce qu'elle est devenue coupable, mais qu'il se borne à lui annoncer l'accroissement de ses douleurs »: Et tu ajoutes, comme chose sans appel et sans exception : « Impossible de multiplier autre chose que ce qui existe ; d'ailleurs, une chose qui n'existe pas encore se fait, à vrai dire, et ne se multiplie pas : dire qu'elle se multiplie, c'est aller trop vite ». Ici je t'arrête pour te demander d'abord comment tu peux dire que les douteurs de la maternité existaient déjà pour Eve, puisqu'elle ne les avait pas encore éprouvées? Comment ressentait-elle des souffrances, puisqu'elle ne souffrait pas ? Si ces douleurs n'existaient pas en elle, et il en était ainsi, car elle ne les éprouvait point, vu qu'elle ne se plaignait en aucune façon, le supplice même, qu'elle ne subissait pas, était donc susceptible d'accroissement, et ces paroles : « Je multiplierai tes tristesses », peuvent légitimement s'entendre en ce sens: Je ferai en sorte qu'elles soient nombreuses et grandes. Cela peut se dire et de ce qui a déjà commencé d'être, et de ce qui n'existe pas encore. Tu as donc raisonné en l'air, quand tu as dit : « Impossible de multiplier autre chose que ce qui existe ».
Après son péché, Eve a donc vu se multiplier pour elle les souffrances qu'elle n'avait jamais ressenties avant de se montrer prévaricatrice ; de là il suit que si Dieu lui a dit : « Je multiplierai tes tristesses », ce n'est point parce que ces tristesses auraient déjà commencé d'être, mais parce qu'elles devaient être pénibles et innombrables , dès le premier moment de leur apparition. « Mais », ajoutes tu, « elles existaient dans la nature même des choses ». Si ce qui n'est pas encore existe déjà dans la nature des choses, à quoi te sert d'avoir écrit: « Dieu n'a pas dit: Voilà que des douleurs se déclareront dans tes entrailles, mais : Je multiplierai tes douleurs, parce qu'elles existaient déjà dans la nature des choses ? » En effet, on répond : Le Seigneur a pu dire : Des douleurs se manifesteront en toi; car il devait les multiplier, non qu'elles se fussent déjà montrées, mais bien qu'elles existassent déjà dans la nature des choses. Peut-être diras-tu : Elles existaient déjà, puisqu'elles étaient dans la nature même des choses. De là je conclus qu'elle doit être pour toi et plus claire et plus digne de respect, cette parole : Par la nature même des choses, les fils d'Adam existaient déjà en Adam, « quand », selon l'expression du bienheureux évêque Jean, « il a commis sa grande prévarication et qu'il a entraîné dans un abîme commun tous les hommes[^6] », ou bien, comme le dit son collègue Ambroise: « Adam fut , et nous fûmes tous en lui : il périt , et en lui périrent tous les hommes[^7] » . Hé quoi ! tu oses dire : Les douleurs d'Eve existaient déjà 1 Tu ne crains pas d'ajouter : Elles s'étaient déjà déclarées en elle, quand Dieu ne faisait encore que menacer de les multiplier, et quand nous, nous redoutons de dire que nous étions au nombre des enfants d'Adam, au moment où il a commis son péché ? Cependant , les douleurs d'Eve, que doivent nécessairement endurer toutes les mères, n'étaient point dans la nature des choses; en voici la raison : elle n'était point condamnée à les ressentir, lorsqu'elle enfanterait, car cette condamnation a été pour elle le résultat de sa faute, et non une conséquence de sa faiblesse naturelle, Vous le niez, mais, en cela, à quoi aboutissez-vous ? A remplacer , par des tourments encore immérités, un bonheur auquel l'homme n'a plus eu le droit de prétendre, puisque, par sa faute, il a été condamné â souffrir. Je ne sais de quel front vous agissez de la sorte : ah ! sans doute, comme vous êtes les adversaires du paradis , c'est pour vous un agrément d'habiter en quelque sorte à l'opposé du paradis ! Chassé du jardin des délices, Adam , lui aussi, avait été placé à l'opposé de ce jardin[^8]. Tu es l'ennemi du paradis; eh bien ! vois avec quelle inanité tu raisonnes à son sujet. D'après ta manière de voir, il n'y a, pour se multiplier, que ce qui existe déjà sous un certain rapport : une chose qui n'existe pas encore, commence par exister, et non par se multiplier : il ne serait pas exact d'intervertir cet ordre; d'où il suit que les choses sont toujours simples à leur origine, et qu'elles ne deviennent multiples qu'à la condition de recevoir de l'accroissement. Dans la Sagesse[^9], on donne le nom de multiple à l'Esprit qui n'a jamais eu de commencement, et qui a été le même de toute éternité; mais, d'après ce qui précède, ce nom manque de justesse, parce que, pour être multiple , il faudrait avoir reçu des accroissements, et cet Esprit n'en a reçu aucun. Maintenant, que diras-tu de la réponse faite par Dieu à Abraham ? « Je multiplierai ta race comme les étoiles du ciel[^10]? » Ici nous voyons que Dieu a aussi multiplié les étoiles du ciel, de la même manière qu'il a promis de multiplier la descendance d'Abraham. Mais afin de pouvoir les rendre plus nombreuses, a-t-il commencé d'abord à les créer en petit nombre, et quand il les a fait sortir du néant , leur quantité était-elle inférieure à leur quantité actuelle? Pourquoi donc ne pas interpréter les paroles suivantes: « Je multiplierai extraordinairement tes tristesses », en ce sens : de ferai en sorte que tes tristesses soient grandes et nombreuses ? Le voici : Parce que tu as été placé à l'opposé du paradis, tu voudrais, autant que possible, y introduire la douleur et pouvoir dire qu'en ce bienheureux séjour les souffrances ont été ressenties avant même le péché. A t'entendre , il était dans la nature d'Eve de souffrir les douleurs de l'enfantement, même avant qu'elle eût prévariqué, et, selon toi, la somme de ces douleurs naturelles était minime : enfin, tu prétends que le fait de leur existence primitive n'est affaibli en rien par cet autre fait que Dieu y a ajouté de nouvelles douleurs, afin de punir la désobéissance de la femme. Car tels sont les termes que tu emploies : « Mais cette aggravation de misères n'empêche nullement que la femme ait été exposée à des souffrances moins grandes, en raison de sa condition normale ». D'après la manière de voir, il y a pour la femme une loi de la nature, qui exige peu : c'est que, à l'heure de l'enfantement , elle souffre des douleurs modérées ; mais l'accroissement qu'elles ont subi, par l'effet du péché, constitue l'aggravation de ces misères. Tu n'aperçois pas la conséquence de telles paroles, je vais te la faire remarquer: Si les misères d'Eve ont été aggravées par le péché, elles existaient donc déjà naturellement, et si elle a vu ses douleurs s'accroître à la suite du péché, elle souffrait donc déjà avant sa prévarication, et c'était, chez elle, l'effet de la nature. Tu as beau dire que sa condition normale ne la soumettait qu'à des épreuves faciles à supporter; il n'en est pas moins vrai, et, bon gré mal gré, il faut que tu l'avoues, que la femme était certainement malheureuse, même avant l'aggravation de ses misères, puisqu'elles ont reçu un notable accroissement. Voilà ce que tu attribues à la nature humaine pour le moment même où elle est sortie des mains de son Créateur; voilà, selon toi, ce qui se passait dans le paradis de Dieu. Tu en as été chassé ; tu as été placé à l'opposé, et, dans le sentiment de ton inimitié contre lui, tu en es venu jusqu'à soutenir que Dieu a établi le règne des souffrances dans le séjour de la béatitude, et qu'au lieu de puiser leur raison d'être dans le péché, elles n'ont fait qu'y trouver la cause de leur accroissement. La douleur n'est-elle pas ce qu'il y a de plus opposé au bonheur ? Le bonheur ne rencontre-t-il pas dans la souffrance son adversaire le plus déclaré? L'homme pécheur a été exclus du paradis, et. placé à l'opposé. Quel est le sens de ces paroles ? Elles signifient évidemment qu'il a été placé au sein des plus pénibles épreuves, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus opposé au bonheur, sans que personne ait réclamé ou ressenti la moindre répugnance. Y a-t-il rien que la nature évite avec autant de soin que la douleur? N'est-ce pas la félicité qu'elle recherche avec le plus d'ardeur? Enfin, consultons à ce sujet notre libre arbitre : La nature l'a si fortement fixé en nous que, en dépit de toutes les infortunes, il persiste toujours à ne pas vouloir que nous soyons malheureux, et à prétendre au bonheur. Cela est si vrai que l'homme, devenu misérable par l'effet de son inconduite , veut , sans doute, se conduire mal, mais n'aspire à rien autre chose qu'au bonheur : le malheur n'est pas son but. Il ne s'agit point ici du libre arbitre, qui nous porte à pratiquer la vertu : par l'effet de la corruption humaine, nous avons pu le perdre, mais la grâce divine peut nous. le rendre : celui qui est inséparable de notre. âme, que nous ne pouvons perdre ni au sein de l'infortune, ni au milieu des délices, c'est celui qui nous porte instinctivement à vouloir être heureux et à ne pas vouloir être malheureux. Car tous, sans exception, nous prétendons être heureux; c'est un fait incontestable : les philosophes païens l'ont eux-mêmes forcément reconnu ; l'existence en a été avouée même par les académiciens qui doutaient de tout : nous en avons pour témoin, Tullius, leur patron: c'est, à leur avis, la seule chose qui soit hors de toute discussion, et qui soit l'objet des désirs de tous. La grâce de Dieu vient au secours de ce libre; arbitre, et, par là, ce que nous voulons naturellement , c'est-à-dire une existence :heureuse, nous devenons capables de l'acquérir, au moyen d'une vertueuse vie. Et toi, tu prétends que des souffrances modérées, mais qui, pour être modérées, n'en étaient pas moins des souffrances opposées de tous points à l'idée du bonheur, se sont trouvées dès le commencement établies par Dieu comme règles naturelles, sans que personne résiste ou manifeste la moindre répugnance, et avant qu'aucun homme ait commis le péché : par une conséquence toute facile à déduire, le châtiment de la femme coupable, au sujet duquel Dieu a dit : « Je multiplierai tes tristesses », aurait marqué non pas le commencement de ses misères , puisque, selon toi, elles constituaient déjà sa condition normale, mais seulement leur aggravation, occasionnée par la punition du péché. A quoi bon maintenant discuter avec toi sur les paroles qui. suivent cette sentence vengeresse prononcée par Dieu : « Tu enfanteras dans la tristesse » , c'est-à-dire, « tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera[^11]? » Est-il besoin de se disputer avec toi, pour savoir si cette domination de l'homme sur la femme est pour elle un châtiment ou ressort de sa condition naturelle ? Il est sûr qu'au moment où il tira Eve du néant, il ne lui fit point connaître cette conséquence de la nature qu'elle recevait alors en partage: il ne lui en parla qu'au moment où il la punit. Mais, encore une fois, pourquoi s'arrêter là-dessus, puisque, n'importe ce qu'il en soit, notre cause ne peut en souffrir? Que Dieu, au lieu d'infliger à la femme un supplice, ait tout à coup changé de dispositions à son égard et se soit borné à lui prescrire l'obligation de souffrir; qu'au lieu de punir, il ait commandé en disant: « Tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera », en serons-nous plus avancés pour résoudre la difficulté qui a soulevé notre controverse au sujet des douleurs endurées par la femme coupable? Il s'agit entre nous des misères que tu voudrais introduire dans le paradis dont tu as été chassé, et à l'opposé duquel tu habites: il s'agit des misères que tu prétends attribuer, non pas à la faute d'Adam et d'Eve prévaricateurs, mais à la volonté même de Dieu, qui a constitué les différentes espèces de natures, comme si, d'après ses desseins providentiels , ces douleurs devaient se faire sentir naturellement: pour soutenir une pareille prétention, tu as secoué toute honte et tu blasphèmes. Mainte nant, il ne te reste plus qu'à nous dire ce que tu veux nous persuader au sujet du châtiment de l'homme, puisque nous savons à, n'en point douter comment tu as été mis à nu et couvert de confusion au sujet de la femme qui, avant sa faute, était nue et n'en rougissait pas.
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Gen. I, 26.
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Id. II, 18.
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Id. I, 28.
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Ephés. V, 23.
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I Corinth. XI, 9.
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S. Chrysost., Homélie sur la résurrection de Lazare.
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Liv. VII sur saint Luc, XV.
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Gen. III, 24, selon les Sept.
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Sag. VII, 22.
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Gen. XXII, 17.
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Gen. III, 16.