29.
Julien. Je ne veux rien négliger ; il me faut tout dire : poursuivons donc. Un fait bien constaté, c'est que les douleurs de l'enfantement vont du plus au moins, suivant la complexion et les forces des personnes qui accouchent. En effet, les femmes des barbares et des bergers, qui se sont endurcies à la fatigue, accouchent avec tant de facilité, même au milieu des chemins, que pour ainsi dire elles ne s'arrêtent pas dans leur marche aussitôt qu'elles ont mis au monde leurs enfants, elles les ramassent, et, sans avoir subi le moindre affaiblissement à la suite de leurs couches, elles mettent leur progéniture sur leurs épaules : généralement les femmes de la basse classe n'appellent point les matrones à leur secours, tandis que, vis-à-vis d'elles, les personnes riches se laissent amollir par les jouissances de la vie : aussi, plus nombreux sont les serviteurs qui prennent soin d'elles , mieux elles apprennent à devenir malades, plus sûrement elles se condamnent à souffrir: elles croient leurs besoins d'autant plus impérieux, qu'elles ont plus de facilité de les satisfaire. Les mains des hommes fortunés ne se blessent évidemment pas à toucher des épines, comme se blessaient à le faire les mains d'Adam ; bien loin de là comme ils ont de l'aisance, ils croiraient manquer à leur dignité, en consacrant à cultiver la terre, ne fût-ce qu'un moment; l'étendue de leurs propriétés les préserve de craindre la faine et leur permet d'adresser à leurs serviteurs cette parole du poète : « Dételle les boeufs, pour semer les truffes[^4]». Supposons donc , premièrement , que les douleurs de l'enfantement sont l'effet d'une loi naturelle , comme l'attestent l'exemple des animaux sauvages et les termes mêmes de la sentence prononcée par Dieu; secondement, que l'infertilité de la terre et la production des épines sont le résultat de la volonté primitive du Créateur , mais que , pour certaines personnes, elles se sont accentuées davantage et leur sont devenues plus pénibles; troisièmement, que la quantité des épines varie suivant les pays, comme la difficulté d'enfanter varie suivant les corps; quatrièmement, que les douleurs de l'enfantement continuent à faire souffrir les femmes, même sous l'empire de la loi de grâce, et que la mollesse en préserve les personnes opulentes; cinquièmement enfin, que la dissolution des corps, dont la cause a été formellement indiquée, soit plutôt due à l'art qu'à l'erreur. Nous voyons clairement que tout concorde avec la vérité catholique, et que vous ne tirez aucun avantage ni des douleurs éprouvées par les femmes en couches, ni de l'existence des épines.
Augustin. Quand il s'est agi de discuter sur la peine infligée par Dieu à nos premiers parents coupables, tu as fini de parler de la femme en disant : « En voilà assez au sujet d'Eve ». Pourquoi ne pas accomplir fidèlement ta promesse ? Après une si longue diversion, tu reviens à elle, et à ton incontinence de paroles ne suffit plus ce que tu as déclaré être « suffisant à l'égard de la femme ? » Mais si tu n'étais pas si bavard, comment remplirais-tu les huit livres que tu opposes à mon unique livre? Pourtant, dis ce que tu veux, car bien que tu aies déclaré avoir épuisé ton sujet, nous avons encore écouté patiemment les multiples paroles sorties de ta bouche. A quoi bon, en effet , perdre toutes les belles choses qui, depuis lors, te sont venues en esprit? Quoi qu'il en soit, et tandis que tu avais encore ton livre entre les mains pour l'achever, tu aurais bien dû en faire disparaître ces mots : « En voilà assez au sujet de la femme» ; au moins tes écrits ne prouveraient pas avec quelle indélicatesse tu manques à ta parole, Mais va toujours; et, contrairement à ce que tu as promis, étale aux yeux de tous les nouvelles conceptions de ton esprit. Dis-nous que les douleurs de l'enfantement varient suivant la complexion et la force physique des mères; apprends-nous que les femmes des barbares et des bergers accouchent avec tant de facilité, qu'elles n'ont pas même l'air d'accoucher; et qu'ainsi , loin de ressentir la moindre douleur, elles n'en éprouvent aucune. Supposons cela : en seras-tu plus avancé? Ton raisonnement ne se retourne-t-il pas contre toi-même ? Car, à t'en croire, les douleurs de l'enfantement dérivent d'une loi naturelle, et cela est si vrai, as-tu dit, qu'il les aurait nécessairement éprouvées , lors même qu'elle fût restée innocente de toute faute et n'eût pas été chassée du paradis. Prétendrais-tu, par hasard, que les femmes sauvages et les femmes de la campagne sont, en cela, plus privilégiées qu'Eve, puisqu'elles accouchent sans douleur en ce monde rempli d'épreuves, tandis qu'au paradis, Eve aurait souffert, si elle y avait enfanté ? Comme si, dans celles-là, la nature était devenue meilleure qu'elle n'était dans l'origine! Comme si le travail et l'exercice étaient plus puissants pour transformer la femme, que Dieu ne l'a été pour la créer ! Mais, peut-être, ne veux-tu pas laisser conclure de tes paroles que les femmes barbares et non civilisées ne souffrent pas du tout quand elles enfantent l'enfantement serait donc, pour elles, facile à supporter, ce qui ne les empêcherait pas de souffrir; mais, de ce que la peine serait moindre, s'ensuivrait-il qu'elle n'existât pas? Soit donc que ces femmes souffrent moins que les autres à l'heure de leurs couches, soit qu'alors elles éprouvent des douleurs égales, ou même plus fortes, les supportent admirablement à l'aide de la vigueur puisée dans les exercices du corps, et n'en ressentent ni fatigue ni faiblesse; il y a pourtant une chose certaine, c'est qu'elles gémissent; oui, elles gémissent toutes sans exception, et plus ou moins amèrement ; elles souffrent des douleurs plus ou moins vives, sans doute, mais toujours est-il qu'elles souffrent, et personne ne saurait en douter un instant. Pour toi, si tu te souvenais que tu es, je ne dis pas un chrétien , mais un simple homme, tu aimerais mieux soutenir qu'il n'y a pas de paradis de Dieu, que prétendre sacrilègement qu'il y en a un où l'on est puni. Certainement , tu parles avec élégance pour prouver que les hommes riches n'ont pas reçu , comme héritage du premier homme, la dure loi de la souffrance ; mais tu ignores ou tu fais semblant d'ignorer que les riches trouvent dans leur esprit bien plus de peines fatigantes, que les pauvres n'en rencontrent dans leurs occupations manuelles. Car, sous le nom de sueur, la sainte Ecriture désigne toutes les espèces de peines dont personne n'est exempt, les peines qui accompagnent le dur travail du corps, comme celles qu'engendrent les soucis et les inquiétudes : à cela se rapportent encore les études de tous ceux qui apprennent. Et toutes ces peines, qui est-ce qui les enfante? C'est évidemment la terre,cette terre qui, au commencement, n'avait pas été faite pour tourmenter l'homme et le faire souffrir ; mais aujourd'hui, suivant le langage de la Sagesse, « Le corps, qui se corrompt, appesantit l'âme, et cette habitation terrestre abat l'esprit capable des plus hautes pensées. Nous jugeons difficilement ce qui se passe sur la terre, et nous trouvons avec peine ce qui est sous nos yeux[^1] ». Qu'un homme s'efforce d'acquérir des connaissances utiles ou des sciences sans portée , n'importe; son corps, qui se corrompt, appesantit son âme; il faut qu'il subisse la loi de la souffrance. C'est ainsi qu'à cet égard-là même, cette terre produit pour lui des épines. Ne va pas dire que les riches sont à l'abri de ces épines : le bon grain, jeté en terre, se trouve, au témoignage de l'Evangile, étouffé par des épines, et ces épines, le divin Maître nous l'apprend, ne sont autres que les soins de ce siècle et les illusions des richesses[^2]. Et évidemment, il appelle non-seulement les pauvres, mais aussi les riches, quand il dit : « Venez à moi, vous tous qui souffrez ». Pourquoi les appelle-t-il? Il nous en avertit bientôt après : « Et vous trouverez le repos de vos âmes[^3] ». A quelle époque trouverons-nous ce repos? Evidemment quand la corruption du corps, qui appesantit maintenant les âmes, n'existera plus. Mais aujourd'hui, les pauvres, les riches, les justes, les méchants, les grands et les petits souffrent depuis le moment où ils sortent du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils rentrent dans le sein de la mère de tous les hommes : ce monde est, en effet, si méchant, qu'à moins d'en sortir on ne peut entrer en possession du repos qui nous a été promis. Bien que la loi de la souffrance ait été imposée aux descendants du premier homme en punition de sa désobéissance, elle continue à s'accomplir en nous, pour nous forcer à la lutte et à la manifestation de notre foi, même après que Dieu nous a pardonné la culpabilité de cette désobéissance qui a passé en nous à titre d'héritage. Oui, il nous faut lutter contre nos vices et suer à la peine dans ce combat spirituel , jusqu'à ce qu'il nous soit donné de n'avoir plus d'ennemis. La punition infligée au péché originel se traduit donc pour nous en un continuel combat, et, par là, ceux qui ont bien lutté obtiennent la couronne de la gloire. Cette loi de la peine, les petits enfants ne cessent point non plus de la subir, pour avoir obtenu la justification de la faute originelle et en avoir été délivrés, comme la foi nous l'enseigne ; en voici la raison : C'est que Dieu a voulu, par là, éprouver la foi des parents qui lui offrent leurs enfants et demandent pour eux le bienfait de la régénération. Car quelles seraient la. nature et l'étendue de leur foi aux choses invisibles, s'ils obtenaient sur-le-champ la récompense invisible des cieux ? Ne vaut-il pas mieux que la jouissance du repos, qui a été promis, se trouve différée , et qu'ainsi l'affaire de la foi se traite plutôt avec le coeur et non avec les yeux du corps? Par là, ne croit-on pas plus sincèrement à l'existence de ce monde à venir que nous ne contemplons point encore, et où ne se rencontre aucune douleur; ne cherche-t-on pas avec plus d'empressement et de soin à y parvenir? C'est de cette manière que, par un admirable sentiment de bonté pour nous , Dieu fait tourner à notre avantage nos travaux, ou, en d'autres termes , nos souffrances. Tu perds ton temps et ta peine à repousser cette doctrine ; car tu travailles à faire pousser des épines, et non à les arracher : pour nous, nous suons à détruire, autant que Dieu nous en donne la grâce, les épines que tu fais venir. Mais peut-être veux-tu te vanter de ne pas éprouver grand'peine, puisque tu écris tant de livres avec une si merveilleuse facilité d'esprit; puisque tu enfantes des épines sans éprouver plus de difficulté que les femmes barbares et celles de la campagne n'en ressentent à mettre au monde leur progéniture. Mais, à mon avis, tu te vantes inutilement de ne pas suer à la peine; évidemment tu travailles : pourrait-il en être autrement, quand tu fais tant d'efforts pour introduire la souffrance dans le paradis ? Autant cette besogne est ingrate, autant les efforts que tu fais sont pénibles et infructueux.
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Juvén., Sat. V, vers 119.
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Sagesse, IX, 15, 16.
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Matth. XIII, 22.
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Id. XI, 28, 29.