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Julien. Ici , évidemment, Augustin suppose que l'aiguillon de la mort c'est le premier péché d'Adam: la raison en est qu'il ne comprend pas les paroles subséquentes, c'est-à-dire: «La force du péché, c'est la loi ». Et il s'efforce de prouver que cette loi n'est autre que le commandement imposé à Adam. Mais cette loi-là n'a pas été la force du péché, elle n'en a été que la source et le principe. Car autre chose est de donner de la force à ce qui existe déjà, autre chose est de donner l'être à ce qui n'existe pas encore. S'il n'avait pas été défendu de manger du fruit de l'arbre, ce n'eût pas été chose mauvaise de le faire; mais la défense de toucher au fruit de cet arbre a été prononcée ; notre premier père l'a violée, et, en conséquence de cette interdiction et du mépris qu'Adam en a fait, le péché a eu lieu : pourtant, elle n'avait pas été portée pour forcer l'homme à prévariquer, et en agissant de la même manière, c'est-à-dire en mangeant du fruit de l'arbre, Adam ne serait point devenu pécheur, vu que ce fruit était bon, s'il ne lui avait pas été interdit d'en goûter. Tout ce qui est mauvais en soi, comme le parricide, le sacrilège, l'adultère, on sent bien qu'il serait mauvais même quand aucune loi n'aurait été portée à cet égard, et l'on peut dire avec justesse que la loi donne de la force à ces crimes, dans le coeur de ceux qui les commettent, puisque la défense qui leur en est imposée ne fait qu'accroître chez eux le désir de les commettre. Mais ce qu'on peut prendre sans péché, à moins d'une interdiction préalable, est, à vrai dire, la source de la prévarication, et non une force que lui ajouterait la loi.
Comme j'ai trop prolongé cette discussion, je ne puis terminer ce livre sans avertir encore mon lecteur d'y regarder de près et de bien constater que je n'ai fourni aucune arme, venant de la loi divine, à l'impiété des Manichéens : si quelques-unes de mes paroles semblent ambiguës, on doit supposer qu'elles peuvent s'expliquer selon les règles établies par la vérité et la raison, et personne ne peut douter qu'elles soient d'accord avec la justice. Quant à ceux qui disent que les morts ne ressusciteront point par le Christ, et à ceux qui combattent également la doctrine de l'Apôtre, et soutiennent que le Sauveur a pris un corps différent des nôtres, nous les condamnons comme fauteurs des erreurs de Manès, nous protestons contre eux avec toute l'énergie que réclame la loi de Dieu.
Augustin. Jamais je n'ai dit que l'Apôtre ait fait allusion à la loi imposée à Adam dans le paradis, quand il a écrit ces paroles : « La force du péché, c'est la loi ». Tu t'es donc donné une peine parfaitement inutile, en m'attribuant, à force de raisonnements, ce qui ne m'appartient pas. La force du péché, déjà existant , mais n'agissant pas encore d'une manière complète, je l'ai toujours trouvée dans la loi dont parle le même Apôtre « Que dirons-nous donc? La loi est-elle un péché? Gardons-nous de le penser : mais je n'ai connu le péché que par la loi, car je n'aurais point connu la convoitise, si la loi n'avait dit : Tu ne convoiteras point. Or, à l'occasion du commandement, le péché a produit en moi toute espèce de convoitise[^1]». Voilà comment la loi est la force du péché l'action du péché n'était pas complète, quand il ne produisait pas encore la convoitise, vu que la loi n'existait pas encore, « car où n'est pas la loi, il n'y a pas de prévarication de la loi[^2] ». La concupiscence n'était donc pas encore dans tout son entier, avant que la défense d'agir l'eût fait croître et devenir forte au point de lui faire violer cette défense à laquelle elle devait son accroissement. Dans la prolixe discussion engagée par toi à ce sujet, tu m'as fait voir que toi aussi tu en conviens; mais pour démontrer ce point de doctrine, tu n'as pas cité le texte dont je viens de me servir ; tu as cité d'autres témoignages de l'Apôtre : c'était peut-être pour ne pas avouer que la concupiscence est péché. Car Paul l'a dit très-clairement dans le passage que j'ai cité de lui : « Je n'ai connu le péché que par la loi ». En effet, comme si nous lut demandions quel est ce péché, il a ajouté : « Car je n'aurais point connu la convoitise, si la loi n'avait dit : Tu ne convoiteras pas ». Cette concupiscence , évidemment mauvaise, qui porte la chair à lutter contre l'esprit, n'existait pas avant que le premier homme se fût rendu coupable de sa grande prévarication; mais à ce moment elle a commencé d'être, et elle a vicié la nature humaine comme dans la source où elle a puisé le péché originel. Tout homme l'apporte avec lui en ce monde, et la culpabilité de cette concupiscence ne disparaît que chez ceux qui sont régénérés; et, après cette délivrance, il n'y a pour en être souillé que celui qui se met d'accord avec elle pour faire le mal, et dont l'esprit ne lutte pas, ou ne lutte pas avec assez de force contre elle. Elle puise donc des forces dans les péchés de ceux qui désobéissent de leur propre volonté aux ordres de Dieu ; elle en puise aussi dans cette habitude du péché, qu'on appelle ordinairement et à juste titre une seconde nature : mais, alors même, elle ,1l'cst pas encore dans toute sa plénitude, car elle peut encore grandir : elle n'est point parvenue à son apogée tant que le péché se commet, non pas sciemment, mais par ignorance. C'est pourquoi l'Apôtre n'a pas dit : Je n'aurais pas eu, mais : « Je n'aurais pas connu la concupiscence si la loi n'avait dit : Tu ne convoiteras point. Or, à l'occasion du commandement , le péché a produit en moi toute espèce de convoitise ». La convoitise est entière, quand on désire plus ardemment faire les choses défendues, et qu'on les fait avec plus d'entêtement, parce que le péché est connu, parce qu'on ne saurait alléguer l'ignorance , parce que enfin on marche sur la loi. Aussi, pour ceux que n'aide point la grâce divine obtenue par l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde, la loi du Seigneur devient-elle, selon le langage de l'Apôtre, la force du péché, au lieu de servir à corriger le pécheur. Et comme si, à ces paroles: « La force du péché, c'est la loi », on répondait: Que ferons-nous, puisque, loin d'effacer le péché, la loi en augmente la force? Paul continue et montre ce qui peut donner de l'espoir aux combattants : « Grâces soient rendues au Dieu qui nous a donné la victoire », ou, comme portent d'autres éditions, et aussi les exemplaires grecs : « qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Elles sont bien vraies ces paroles : « Si la loi qui a été donnée avait pu donner la vie, il serait vrai de dire que la justice viendrait de la loi; mais l'Ecriture a tout renfermé sous le péché, afin que ce que Dieu avait promis fût donné par la foi en Jésus à ceux qui croiraient[^3]». Car ceux-là sont les enfants de la promesse et des vases de miséricorde, à qui la foi en Jésus-Christ a obtenu la promesse que la grâce leur serait donnée pour les rendre fidèles , comme l'Apôtre atteste qu'il a été fait pour lui-même[^4]. C'est la foi qui commence, c'est à elle que se rapporte tout ce qui se fait avec tempérance, justice et piété; mais il ne fallait pas qu'on pût attribuer ce résultat à notre libre arbitre, comme s'il n'était pas un effet de la miséricordieuse munificence du Dieu qui, au rapport de l'Ecriture , prépare même notre volonté à bien faire[^5]. Aussi l'Eglise, par l'organe de ses prêtres, ne se contente-t-elle pas de prier pour les fidèles, afin qu'ils persévèrent pieusement et ne défaillent. point dans leur foi : elle supplie aussi le Seigneur d'accorder aux infidèles la grâce de croire. Par l'abus du libre arbitre donné à l'homme , Adam s'est rendu coupable de sa grande prévarication, et il a entraîné tout le genre humain dans l'abîme d'une perte commune[^6]. Depuis lors, quiconque est délivré de cette condamnation générale, ne l'est que par la grâce et la miséricorde divine; et tout ce qu'ordonne la loi de Dieu ne s'accomplit qu'avec le secours, l'inspiration et le don de celui qui a fait la loi : c'est à lui qu'on demande la persévérance, l'avancement et la perfection des fidèles; c'est de lui qu'on implore, pour les infidèles , la grâce de commencer à croire. D'un bout du monde à l'autre, l'Eglise lui adresse chaque jour plus instamment ses ferventes prières, afin que soient étouffés et disparaissent tous ceux qui, au lieu de défendre le libre arbitre de l'homme, le mettent plutôt en opposition avec la grâce de Dieu, et ne l'élèvent si haut que pour le précipiter en des abîmes plus profonds. Parmi ces malheureux, vous êtes les seuls, ou du moins les premiers, à remplir le rôle de chicaneurs, puisque, à vous entendre, le Christ Jésus ne serait pas Jésus pour les petits enfants; car ne soutenez-vous pas qu'ils ne sont souillés d'aucune fauté originelle? Pourtant, il a été appelé de ce nom , précisément parce qu'il a guéri son peuple, non pas des maladies corporelles, dont il a délivré souvent même un peuple qui n'était pas le sien, mais de ses péchés[^7]. Par ces paroles : « L'aiguillon de la mort est le péché », l'Apôtre a formellement désigné la mort à laquelle il a opposé la résurrection corporelle dont il parlait , c'est-à-dire la mort du corps. Elle sera absorbée par la victoire, quand la résurrection du corps spirituel l'aura anéantie, car le corps lui-même deviendra immortel, et le péché ne pourra jamais plus le faire mourir. Mais parce qu'il a dit ensuite : « La force du péché, c'est la loi », il n'a pas voulu faire allusion à la loi imposée dans le paradis à Adam, puisqu'elle ne pouvait être la force d'un péché qui n'existait pas encore : il avait en vue cette loi qui est survenue pour que le péché abondât et que la concupiscence agît dans toute l'étendue de sa puissance. En d'autres termes, il ne s'agit pas seulement de la concupiscence, qui, en se manifestant, a tué même le corps de l'homme dans le paradis, et que tout homme apporte avec lui en naissant : il n'est pas question seulement de celle qui a grandi à l'aide des fautes commises partout homme de mauvaise conduite ; il s'agit ici de la concupiscence qui a été surexcitée par les commandements prohibitifs, et poussée jusqu'à la prévarication. A la suite de cela devait être accordé aux hommes, non par la loi de Moise, mais par la grâce et les mérites du Christ, le triomphe complet sur la concupiscence du péché, sur la crainte de la mort du corps, et enfin sur la faiblesse de notre condition mortelle. « L'aiguillon de la mort, c'est le péché ; et la force du péché, c'est la loi ; mais grâces soient rendues à Dieu qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ ». L'Apôtre a ainsi parlé comme pour dire : L'aiguillon de la mort, c'est le péché, parce que le péché a été la cause de cette mort corporelle ; c'est à elle ou à son auteur, que ceux qui ressusciteront dans la gloire et l'absorberont, diront à la fin des. Siècles : «O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ? » Mais cet aiguillon, c'est-à-dire le péché, est entré dans le monde par un seul homme ; puis il a passé, conjointement avec la mort, dans tous les hommes d'autres iniquités sont venues s'adjoindre à lui, et la loi, qui était sainte, juste et bonne, n'a pu le faire disparaître; car elle est plutôt devenue une force pour lui, puisque, eu raison du commandement prohibitif, la concupiscence a été surexcitée et poussée jusqu'au point de le violer. Qu'y avait-il donc alors à espérer ? Uniquement l'intervention de la grâce. Donc, « grâces soient rendues au Dieu qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ », au Dieu qui, en nous remettant nos dettes et en ne nous induisant pas en tentation, nous conduit à la dernière victoire, c'est-à-dire à celle qui absorbera même la mort corporelle : que celui qui se glorifie, se glorifie donc dans le Seigneur, au lieu de se confier dans sa propre force[^8]. A l'école de la vraie foi, de la foi catholique, nous avons appris et nous croyons que la mort du corps a été aussi produite par cet aiguillon qui est le péché; cette foi est si éloignée de l'erreur des Manichéens, elle lui est même si opposée, qu'ils disent avec vous, plutôt qu'avec nous, qu'Adam était mortel de manière à mourir nécessairement et indépendamment de la conservation de son innocence ou de sa chute dans le péché. Pourtant, nous ne vous déclarons point Manichéens, pour vous entendre parler en cela comme eux ; mais, de votre côté, vous ne voyez point que vous ne devez pas nous .ranger parmi eux parce que nous sommes d'accord avec eux pour prétendre que la concupiscence qui établit une lutte entre la chair et l'esprit est un mal. Vous, vous dites la même chose qu'eux, mais dans un sens différent et par une autre erreur, tout opposée; car vous n'attribuez pas comme eux la mort du corps à une nature étrangère à la nôtre, et qui lui serait mélangée, mais à notre nature, bien qu'aucune faute ne l'ait jamais souillée ; par conséquent, vous poussez le mépris du bonheur et de la décence jusqu'à faire du séjour des joies les plus pures et les plus vives, une scène où s'étale le triste spectacle de l'agonie et de la mort, des souffrances et des funérailles. Pour nous, nous disons, avec les Manichéens, que nous voyons un mal dans la concupiscence de la chair qui se révolte contre l'esprit, et qui ne vient pas du Père[^9] mais nous sommes séparés d'eux par la vérité catholique, et non par une erreur opposée à la leur ou simplement différente de la leur, quoique hérétique : cette lutte que nous constatons entre la concupiscence de la chair et celle de l'esprit, nous ne l'attribuons pas comme eux à la présence en nous d'une nature étrangère, coéternelle à Dieu et mauvaise; mais, avec le catholique Ambroise[^10] et ceux qui le suivent, nous reconnaissons et nous soutenons contre vous et les Manichéens, que cette lutte nous est devenue naturelle par suite de la prévarication d'Adam nous ne disons pas, comme eux, que le Christ ne s'est pas incarné, ni, comme vous, qu'il s'est revêtu d'une nature différente de la nôtre : ce que nous affirmons, c'est qu'il a pris notre nature humaine, mais notre nature dans toute sa pureté primitive, et exempte de cette concupiscence en vertu de laquelle la chair se révolte contre l'esprit. Pour vous, vous refusez de regarder les maux comme des maux ; vous n'en faites point remonter la cause jusqu'au péché d'Adam : ce n'est pas, sans doute, que vos efforts tendent à prouver qu'ils ne soient pas des maux, mais vous voulez qu'on les considère comme procédant d'une nature mauvaise et coéternelle à l'éternel bien : par là , votre détestable aveuglement vous porte à soutenir les Manichéens, et c'est inutilement que vous les accusez, puisque vous les aidez d'une manière pitoyable.
Ce sixième livre a été traduit par MM. MORISOT et AUBERT.
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Rom. VII, 7.
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Id. IV, 15.
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Galat, III, 21, 22.
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I Cor. VII, 25.
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Prov. VIII, selon les Septante.
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Jean Chrysost., Epît. à Olympiade.
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Matth. I, 21.
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II Cor. X, 17.
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Jean, II, 16.
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Ambro., Comm. sur S. Luc, liv. VII, 53.