9.
Sa femme ne voulut jamais se rendre à ses instantes prières ; elle déclarait qu'elle était trop jeune pour renoncer à lui , et qu'il serait responsable des fautes qu'elle pourrait faire, s'il brisait ainsi entre eux les liens sacrés du mariage. Théonas s'étendait alors sur les misères de l'homme et les faiblesses de la nature ; il lui disait combien il est dangereux d'être toujours exposé aux désirs de la chair, et il ajoutait qu'il n'était pas permis de renoncer au bien que Dieu nous avait montré, et qu'il était plus mal de le négliger, après l'avoir connu, que de ne pas l'aimer avant de le connaître. Il lui semblait qu'il devenait prévaricateur, s'il préférait aux trésors célestes qu'il avait trouvés, les plaisirs grossiers de la terre. Tout âge et tout sexe avait droit à cette perfection sublime, à laquelle tous les membres de l'Église étaient appelés, puisque l'Apôtre disait : « Courez de manière à remporter le prix. » (I Cor., IX, 24.) Les lenteurs des lâches ne devaient pas retarder l'ardeur de ceux qui voulaient avancer; et c'était aux faibles d'être excités par l'exemple des forts, plutôt qu'aux forts d'être arrêtés par la paresse des faibles. Aussi voulait-il renoncer au siècle et mourir au monde, afin de pouvoir vivre tout à Dieu; et s'il ne pouvait être assez heureux pour se donner à Jésus-Christ avec sa compagne, il aimait mieux se sauver en renonçant à la moitié de lui-même, et entrer ainsi dans le royaume des cieux, que de se perdre tout entier.
Si Moise, disait-il, permettait aux Juifs de se séparer de leurs femmes, à cause de la dureté de leur coeur, pourquoi Jésus-Christ ne permettrait-il pas de le faire par amour de la chasteté. Notre-Seigneur ne met-il pas la femme au nombre des affections qu'il faut savoir sacrifier. Ce n'est pas la loi seulement, c'est lui-même qui recommande l'amour des pères, des mères et des enfants; et cependant il ordonne, pour l'honneur de son nom et par désir de la perfection, de les abandonner et même de les haïr. N'a-t-il pas dit : « Quiconque abandonnera, en mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou son épouse, ou ses enfants, ou ses champs, recevra le centuple et possèdera la vie éternelle. » (S. Matth., XIX, 21.) Il met si haut cette perfection qu'il ne permet pas qu'on lui oppose cet amour qu'on doit à son père et à sa mère, et qui est, selon saint Paul, le premier commandement : Honorez votre père et votre mère, c'est le premier commandement de la loi, afin que vous soyez heureux et que vous viviez longtemps sur la terre. (Éph., VI, 2.) Notre-Seigneur veut cependant qu'on sacrifie ce devoir à son amour.
Il est évident que l'Évangile qui défend de rompre les liens du mariage, hors le cas d'adultère, promet de récompenser au centuple ceux qui renoncent au joug de la chair par désir de la chasteté. Si donc je vous persuade de choisir comme moi la meilleure part, en nous consacrant tous les deux au service de Dieu, pour éviter les peines éternelles, je ne renonce pas à la charité qui nous unit et je vous en aimerai, au contraire, davantage. Je vous reconnaîtrai et je vous honorerai comme un aide que Dieu m'a donné. Je vous resterai uni en Jésus-Christ d'une manière indissoluble, et je ne me séparerai pas de celle que la loi m'a donnée, pourvu qu'elle fasse ce que veut l'auteur de la loi. Mais si au lieu de m’aider vous voulez me tenter, si au lieu d'être un secours vous aimez mieux être un danger, si vous croyez que le sacrement du mariage ne doit avoir d'autre effet que d'être un obstacle à votre salut et de me priver de la grâce que m'offre le Sauveur, je vous déclare que je suis prêt à suivre les conseils de l'abbé Jean, ou plutôt ceux de Jésus-Christ, et que jamais une affection de la terre ne me privera des biens du ciel ; car il est dit : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs, son épouse, ses biens et son âme même, ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.)
Tous les raisonnements de Théonas ne purent persuader sa femme ; et quand il vit qu'elle persistait dans son obstination, il lui dit : « Si je ne puis vous sauver de la mort, vous ne pouvez me séparer du Christ; il m'est plus sûr de faire divorce avec vous qu'avec Dieu. Il obéit aussitôt à la grâce qui l'inspirait et n'affaiblit par aucun retard l'ardeur de son désir. Il abandonna sur-le-champ tous ses biens et se rendit au couvent. Il se fit remarquer en si peu de temps par l'éclat de son humilité et de sa sainteté, qu'après la mort de l'abbé Jean, d'heureuse mémoire, et celle du saint homme Élie, son digne successeur, il fut choisi à l'unanimité pour administrer les biens du monastère.