AU PRÊTRE EVANGELUS.
Du grand-prêtre Melchisédec et de son sacerdoce, figure de Jésus-Christ. — Des divers auteurs grecs qui ont traité cette question. — Santé de Jérôme altérée par excès de travail.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 398.
Vous m'avez envoyé un livre1 sans titre et sans nom d'auteur. Je ne sais si vous l'avez effacé vous-même, ou si l'auteur n'a pas voulu se faire connaître, de peur de s'engager mal à propos dans quelque fâcheuse dispute. J'ai lu cet ouvrage, et j'ai remarqué que l'auteur y traite la fameuse question relative au prêtre Melchisedec, et qu'il apporte plusieurs raisons pour faire voir duc celui qui bénit Abraham était plus qu'un homme et tenait de la nature de Dieu même. Enfin, il pousse sa témérité et son extravagance jusqu'à dire que ce fut le Saint-Esprit qui, sous une forme humaine, alla au-devant de ce grand patriarche. Quant au pain et au vin que ce prétendu Saint-Esprit offrit à Abraham, et au présent que ce patriarche lui fit de la dîme de tout le butin qu’il avait fait sur ses ennemis, cet auteur n’en dit rien.
Vous me demandez mon opinion et sur l’auteur de cet ouvrage, et sur la question qu'il traite. Je vous avoue de bonne foi que j'aurais bien souhaité pouvoir me dispenser de m'expliquer à ce sujet et de m’engager dans une question aussi épineuse ; car quelque parti que je prenne, je m'attirerai une roule de censeurs et d'ennemis. Mais je n'ai pu résister, aux instances que vous me faites à la fin de votre lettre, où vous me conjurez de la manière du monde la plus vive et la plus pressante de ne lias mépriser un pécheur. J'ai donc consulté les ouvrages des anciens, pour savoir ce qu'ils ont dit sur cette matière, et pour vous envoyer en forme de réponse un précis de leurs explications.
J'ai trouvé d'abord qu'Origène parle de Melchisedec assez longuement dans sa première homélie sur la Genèse, et qu'il aboutit enfin à dire que ce grand-prêtre était un ange; ce qu'il prouve à peu près par les mêmes raisons dont votre auteur s'est servi pour faire voir qu'il était le Saint-Esprit. J'ai pris ensuite Didyme, partisan d'Origène, et j'ai remarqué qu'il était de l'opinion de son maître. Enfin, j'ai consulté Hippolyte, saint Irénée, Eusèbe de Césarée, Eusèbe d'Emèse, Apollinaire et notre Eustathe, qui, le premier de tous les évêques, a levé l'étendard contre Arius, et j'ai observé qu'après plusieurs détours et différents raisonnements, ils s'accordent tous à dire due Melchisédec était Cllananéen et roi de la ville de Jérusalem, qui d'abord a été appelée « Salem, » ensuite « Jebus, » et enfin « Jérusalem. »
Il ne faut point s'étonner, disent-ils, due l'Écriture nous représente Melchisédec comme un « prêtre du Dieu très haut, » quoiqu'il ne fût point sorti de la famille d'Aaron, et qu'il n'eût reçu la circoncision ni pratiqué les autres cérémonies de la loi , puisque nous voyons qu'Abel, Enoch et Noé ont été agréables au Seigneur et lui ont offert des sacrifices ; et que nous lisons dans le Livre de Joli que ce saint homme faisait les fonctions du sacerdoce, offrant des présents â Dieu et lui immolant tous les jours des victimes et des holocaustes pour la conservation de ses enfants. Ils prétendent même que Job n'était point de la famille, de Lévi, mais de la race d'Esaü, quoique les Hébreux ne soient. pas de ce sentiment.
Or, ajoutent-ils, comme nous voyons une figure du Sauveur dans Noé, qui, lors de son ivresse, et par la honteuse situation où elle l'avait réduit, s'attira les railleries de Cham, le second de ses fils, figure des Juifs ; dans Samson, qui aima Dalila malgré sa pauvreté et son libertinage, et qui , pour nous représenter la Passion de Jésus-Christ, tua plus d'ennemis en mourant qu'il n'avait l'ait durant sa vie; dans les saints, les patriarches et les prophètes, qui presque tous nous ont retracé dans leur vie quelque image du Sauveur, de même nous trouvons dans Melchisédec, qui était Chananéen et non pas Juif, une figure du sacerdoce du Fils de Dieu , dont il est parlé au psaume cent neuvième : « Vous êtes le prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédec. »
Ils expliquent en plusieurs manières ce que c'est que cet «ordre, » et ils le font consister en ce que Melclhisédec est le seul qui ait été et roi et prêtre tout ensemble; qu'il a exercé les fonctions du sacerdoce avant l'établissement de la circoncision , ce qui montre que le sacerdoce a passé des Gentils aux Juifs, et non pas des Juifs aux Gentils; qu'il n'a point été sacré avec l'huile sacerdotale, selon la Loi de Moïse, mais avec une « huile de joie » et par l'onction d'une foi pure; qu'il n'a point immolé de victimes charnelles et sanglantes, ni répandu le sang d'une bête égorgée; mais due pour représenter d'avance le sacrement de Jésus-Christ, il a offert simplement du pain et du vin en sacrifice. Ils allèguent encore plusieurs autres raisons sur lesquelles la brièveté d'une lettre ne me permet pas de m'étendre.
Ils disent aussi due dans l'épître aux Hébreux, reçue par les Grecs et quelques Latins, il est marqué que Melchisédec , qui signifie « roi juste, » était roi de Salem, c'est-à-dire « roi de paix, » et qu'il était « sans père, sans mère et sans généalogie. » Ce n'est, pas qu'il n'eût ni père ni mère, puisque Jésus-Christ a un père et une mère selon l'une et l'autre nature; mais c'est que l'Ecriture sainte , sans avoir rien dit de lui, et sans en faire aucune mention dans la suite, nous le représente venant au-devant d'Abraham après la défaite de ses ennemis. Or, l'apôtre saint Paul établit que le sacerdoce d'Aaron, c'est-à-dire du peuple juif, a eu un commencement et une fin; et qu'au contraire le sacerdoce de Melchisédec, c'est-à-dire de Jésus-Christ et de l'Église, est éternel, qu'il n'a ni commencement ni fin, que personne ne l'a institué, et que « le sacerdoce ayant été transféré, il faut nécessairement que la loi soit aussi changée, » et que « la loi de Dieu sorte de la citadelle de Sion, et la parole du Seigneur de Jérusalem, » et de Sara, qui est libre ; et non point de la montagne de Sina et d'Agar, qui n'est due la servante. « Sur quoi, » ajoute cet apôtre, « nous aurions beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à expliquer. » Ce n'est pas qu'il fût difficile à saint Paul d'expliquer ce mystère, mais c'est qu'il n'en était pas encore temps, parce qu'il parlait aux Juifs et non pas aux fidèles, avec qui il s'en expliquait sans réserve. Au reste, si saint Paul, ce vaisseau d'élection, est saisi d'étonnement à la vue d'un si grand mystère, et s'il avoue qu'il est au-dessus de ses pensées et de ses expressions, combien plus nous autres, vermisseaux de terre, devons-nous confesser que toutes nos lumières ne sont que ténèbres, et nous contenter de faire entrevoir des choses si grandes et si sublimes, en disant que l’apôtre saint Paul seulement compare le sacerdoce des Gentils avec celui des Juifs, et que. tout son lut est de faire voir due Melchisédec a été prêtre avant, la naissance de Lévi et d'Aaron ; mais un prêtre d'un si grand mérite qu'il bénit d'avance les prêtres des Juifs devant naître d'Abraham. Tout ce que l'apôtre dit ensuite à la louange de Melchisédec, on doit l'appliquer à Jésus-Christ, dont les figures sont devenues des sacrements de l’Eglise, à mesure qu'elles se sont développées.
Voilà ce que j'ai lu dans les auteurs grecs. Je me suis contenté de vous en donner une légère idée, et de renfermer dans les bornes étroites d'une lettre plusieurs explications différentes, de même qu'on a coutume d'indiquer sur une petite carte de géographie de vastes contrées et des pays fort étendus. Mais comme vous m'avez consulté sur cette question avec toute la confiance d'un ami, je veux aussi vous dire en ami tout ce que je sais et vous expliquer encore l'opinion des Hébreux. Je vais même vous rapporter le texte original afin que rien ne manque à votre curiosité. Voici donc ce que porte le texte hébreux . « Et Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, étant prêtre du Dieu très haut, et il le bénit, » en disant : « Qu'Abraham soit béni du Dieu très haut, qui a créé le ciel et la terre; et que le Dieu très haut soit béni, lui qui vous a mis vos ennemis entre les mains. Et Abraham lui donna la dîme» de tout ce qu'il avait pris.
Les Hébreux prétendent que ce Melchisédec était Sein, fils aîné de Noé, et qu'à la naissance d'Abraham il avait trois cent quatre-vingt-dix ans, dont voici la supputation. Sem, deux ans après le déluge, étant alors âgé de cent ans, engendra Arphaxad, après quoi il vécut encore cinq cents ans, ce qui fait six cents ans en tout. Arphaxad, à l'âge de trente-cinq ans, engendra Salem; celui-ci, étant âgé de trente ans, mit au monde Eber, qui , à l'âge de trente-quatre ans, devint père de Phaleg; et Phaleg, ayant trente ans accomplis, engendra Caïn, qui, à l'âge de trente-deux ans, fut père de Serug. Celui-ci, âgé de trente ans, mit au monde Nachor, qui, à vingt-neuf ans, engendra Tharé ; et Tharé, âgé de soixante-dix ans, engendra Abraham, Nachor et Aram. En faisant la supputation des années de tous ces patriarches, on trouvera qu'elle se monte à trois cents quatre-vingt-dix ans , depuis la naissance de Sem jusqu'à celle d'Abraham. Or, comme Abraham est mort à Page de cent soixante-quinze ans, il est aisé de juger, en déduisant ce nombre d'années, que Sem a survécu de trente-cinq ans à Abraham, qui était son petit-fils au dixième degré.
Les Hébreux soutiennent encore qu'avant l'établissement du sacerdoce d'Aaron tous les aînés de la race de Noé, dont ils font la généalogie, ont offert des sacrifices à Dieu en qualité de prêtres, et, que c'est en cela que consistait le droit d'aînesse qu'Esaü vendit à son frère Jacob. Ils ajoutent qu'il ne faut point s'étonner que Melchisédec ait été au-devant d'Abraham revenant victorieux, lui offrir du pain et du vin pour le rafraîchir lui et ses soldats, le bénir, comme il le devait faire, parce qu'Abraham était son petit-fils; qu'enfin il ne faut point s'étonner qu'il ait reçu de lui la dîme du butin et des fruits de sa victoire, ou bien qu'il lui ait donné lui-même la dîme de tous ses biens, par une libéralité digne d'un père envers son fils. Car l'on peut avancer, et selon le texte hébreu et selon la version des Septante, qu'il reçut d'Abraham la dîme du butin, ou qu'il donna lui-même à Abraham la dîme de son bien; quoique saint Paul dans son épître aux Hébreux dise expressément que Melchisédec ne donna pas à Abraham la dîme de ses biens, mais que ce fut Abraham qui fit part à Melchisédec du butin qu'il avait fait sur ses ennemis.
Au reste, le nom de Jérusalem étant un mot composé de grec et d'hébreu, ce mélange d'une langue étrangère démontre assez que Salem n'est point la ville de Jérusalem, comme le prétendent Josèphe et tous nos auteurs ; c'est un bourg proche de Scytopolis, qu'on appelle encore aujourd'hui « Salem. » L'on y voit le palais de Melchisédec, et l'on juge de son ancienne magnificence par la grandeur de ses ruines. Nous lisons aussi dans les derniers chapitres de la Genèse que « Jacob vint à Socoth (c'est-à-dire «les tentes » ), et qu'y ayant bâti une maison et dressé ses tentes , il passa ensuite jusqu'à Salem, qui est une ville des Sichimites, dans le pays de Chanaan. »
Il faut encore remarquer qu'Abraham, ayant poursuivi ses ennemis jusqu'à Dan , appelé aujourd'hui « Paneas, » et revenant victorieux, Melchisédec sortit, non pas de Jérusalem, mais de la capitale des Sichimites, pour aller au-devant de lui. C'est de cette ville qu'il est dit aussi dans l'Évangile : « Jean baptisait à Ennon, près de Salim, parce qu'il y avait là beaucoup d'eau. » Il n'importe que l'on prononce « Salem » ou « Salim » ; car les Hébreux se servent rarement de voyelles au milieu des mots, et on les prononce différemment, selon la diversité des pays et la fantaisie des lecteurs.
Voilà ce que j'ai appris des plus instruits d'entre les Juifs. Ils sont si éloignés de croire que Melchisédec était. ou le Saint-Esprit ou un ange qu'ils le prennent même pour un homme dont le nom était très connu. Il est vrai que Melchisédec était une des figures du Sauveur. parce que le sacerdoce de Jésus-Christ n'a point de lin ; que ce divin Sauveur étant roi et prêtre tout ensemble, nous sommes, par sa grâce, de la race royale et sacerdotale; qu'il est la pierre angulaire qui a réuni la muraille de séparation, et le bon pasteur qui de deux troupeaux n'en a fait qu'un. Mais faut-il pour cela s'attacher tellement au sens spirituel et anagogique qu'on abandonne la vérité de l'histoire comme font ceux qui disent que Melchisédec n'était point roi, mais un ange sous une forme humaine?
Les Hébreux, au contraire, pour prouver que Melchisédec, roi de Salem, était Sem, fils de Noé, citent ce passage , qui précède immédiatement celui où il est parlé de ce grand-prêtre : « Et le roi de Sodome sortit au-devant de lui (c'est-à-dire d'Abraham), lorsqu'il revenait après la défaite de Chodorlahomor et des autres rois qui étaient avec lui dans la vallée de Savé, appelée aussi la vallée du Roi. Mais Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, » etc. Puis donc que Salem était une ville royale, et que l'Écriture parle de «la vallée, » ou, comme les Septante ont traduit, « de la campagne, » où demeurait le roi, et que les habitants de la Palestine appellent encore aujourd'hui « Aulonne, » il est clair que celui qui régnait et dans cette ville et sur cette vallée était un véritable homme.
Voilà ce que j'ai appris et ce que j'ai lu touchant Melchisédec. Je vous ai cité mes auteurs, c'est à vous à les apprécier; si vous les rejetez, vous devez aussi rejeter votre interprète mystique qui, malgré son ignorance, a décidé en maître que Melchisédec était le Saint-Esprit, et a vérifié par là l'axiome grec : que la science est timide et l'ignorance présomptueuse. C'est après une longue maladie que j'ai écrit avec peine cette lettre dans le carême. Comme je me disposais à composer un autre ouvrage, j'ai voulu, auparavant consacrer quelques jours à mon Commentaire sur saint Matthieu ; et j'ai repris mes travaux avec un tel zèle que si mes études en ont profité, ma santé en a souffert.
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Littéralement : Qui est sans nom et sans maître. ↩