XVI.
Je ne vois pas que les péripatéticiens aient approché de la vérité, quand, après être demeurés d'accord que ces passions sont vicieuses, ils ont taché de les réduire à quelque sorte de médiocrité ; car enfin il ne faut point souffrir de vices, pour médiocres qu’ils puissent être. Il faut faire en sorte que nous n'en nylons point. Les passions qui naissent avec nous n'ont rien de vicieux, bien que, par le mauvais usage que nous en faisons, elles puissent devenir des vices, comme par le bon usage elles deviennent des vertus. De plus, il est aisé de faire voir que ce ne sont pas les passions qu'il faut modérer, mais les causes des passions. Il ne faut pas, disent les péripatéticiens, s'emporter de joie, il en faut régler les mouvements. C'est comme s'ils disaient: il ne faut pas courir trop vite, il faut marcher modérément. En marchant modérément, on peut s'égarer, et en courant, on peut tenir le bon chemin. Je montrerai peut-être qu'il y a des occasions où le moindre mouvement de joie est vicieux ; et qu'il y en a d'autres où le plus grand est innocent. Si je le montre, de quoi servira la médiocrité ou la modération qu'ils prescrivent ? Je demande donc : s'ils sont persuadés qu'un sage doive sentir de la joie du mal qu'il voit arriver à son ennemi, ou modérer celle qu'il sent du bien qu'il voit arriver à sa patrie, lorsqu'elle assure son salut par la défaite de ses ennemis, ou qu'elle recouvre la liberté par l'oppression des tyrans? Personne ne doute que celui qui aurait de la joie dans la première occasion, ou qui n'en aurait point dans la seconde, ne commît un très grand crime. On peut faire le même jugement des autres passions. Cependant le devoir de la sagesse est non de les modérer, mais de modérer leurs causes, comme je l'ai déjà dit ; car elles viennent de dehors. Il n'est pas besoin de leur mettre un frein, parce que les plus modérées peuvent être fort vicieuses, et les plus immodérées peuvent être fort innocentes. Il n'est pas nécessaire de désigner les lieux, les temps et les occasions où elles sont raisonnables et légitimes. Comme c'est un bien de tenir le droit chemin, et un mal de s'égarer, c'est aussi un bien de se porter à la vertu par les passions, et un mal de se porter par ces mêmes passions au vice. Pour grand que soit le plaisir, il est innocent quand il se contient dans les bornes du mariage. Pour léger qu'il soit, il est vicieux dès qu'il passe ces bornes-là, et qu'il s'étend sur les droits d'un autre. Ce n'est pas une maladie que de se mettre en colère, de désirer, d'être sensible au plaisir; mais c'est une maladie que d'y être sujet ; car quiconque est sujet à se mettre en colère, s'y met au temps auquel il ne s'y doit pas mettre, et contre les personnes contre qui il ne s'y doit pas mettre. Celui qui est sujet à faire des souhaits, désire ce qui ne lui est pas nécessaire. Il fallait donc travailler à faire en sorte que, puisque l'on ne peut et que l'on ne doit pas même arrêter tout à fait les mouvements des passions, parce que la nature nous les a données et qu'elles sont nécessaires pour plusieurs devoirs de la vie, elles se renfermassent dans le droit chemin où il n'y a point de danger.