CHAPITRE V. Du discernement dont sainte Paula usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.
La plupart des femmes ont coutume de faire des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et, prodigues envers quelques-uns, elles ne l'ont aucun bien aux autres; mais Paula était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d'un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s'en retourna jamais d'auprès d'elle les mains vides ; et ce n'était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes, qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots en la bouche : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde ! Comme l'eau éteint le feu , ainsi l'aumône éteint le péché. Employez cet argent, qui ne sert d'ordinaire qu'à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels; donnez l'aumône, et toutes choses vous seront pures; » et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor lorsqu'il l'exhortait à « racheter ses péchés par des aumônes.» Elle ne voulait point employer d'argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont i'Apocalypse dit que la ville du grand roi est bâtie, en ces pierres auxquelles l'Écriture nous apprend qu'il faut changer les saphirs, les émeraudes , le jaspe et les autres pierres précieuses.
Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes ; et comme le diable sait qu'elles ne sauraient passer le comble de la perfection, il disait à Dieu après que Job eut perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants : « Il n'y a rien que l'homme ne donne pour racheter sa vie : appesantissez donc votre main sur lui ; faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusque dans la moelle de ses os, et vous verrez qu'il vous maudira en face.» Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l'aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qu'ils ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qu'ils sont surmontés par la volupté; et qu'avant blanchi seulement ce qui est au dehors ils sont pleins d'ossements de morts au dedans, selon le langage de l'Écriture.
Paula était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu'elle passait quasi dans l'excès, et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l'huile, excepté les jours de fête; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les œufs et autres choses semblables qui sont agréables au goût , et dont quelques-uns qui s'estiment fort sobres croient pouvoir se soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.