1.
Dans toutes les lettres que je reçois si souvent de votre part vous me demandez que je vous apprenne en peu de paroles à bien vivre, et que j'enseigne celui qui a quitté le monde pour se faire solitaire ou ecclésiastique à marcher dans la voie de Jésus-Christ, afin de ne pas s'égarer dans les divers sentiers du vice. Pendant que j'étais jeune et presque encore enfant, et que je commençais à dompter par les austérités du désert un corps robuste et sensuel, j'écrivis sur ce sujet à votre oncle Héliodore une lettre pleine de plaintes, et où je lui marquais l'amitié de celui qu'il abandonnait; mais cet ouvrage était un jeu d'esprit proportionné à mon âge, et où d'un style fleuri je traitais quelque chose en jeune homme qui sort de rhétorique. Aujourd'hui que j'ai les cheveux blancs, le front ridé, et que mon sang est glacé dans mes veines, j'ai oublié toutes ces chansons, pour me servir des termes du pointe, et même ma voix est devenue faible. En effet les infirmités de la vieillesse affaiblissent les vertus dont la pratique dépend des exercices du corps; la seule sagesse s'y fortifie pendant que les autres choses y périssent : les jeûnes, les veilles, la défense des opprimés, les visites des malades, le travail des mains, qui fournit de quoi faire des aumônes, en un mot toutes les bonnes actions où le corps a part perdent de leur éclat à proportion que l'âge diminue ses forces. Ce n'est pas que les jeunes gens soient incapables d'avoir de la sagesse, et particulièrement ceux qui sont devenus habiles par un travail continuel joint à la sainteté d'une vie innocente et à des prières ferventes; mais comme ils ont à combattre contre un corps sensuel, leur sagesse est étouffée dans les attraits de la volupté ainsi que le feu qui s'éteint dans du bois vert. Au contraire ceux qui ont employé leurs jeunes ans à l'étude de la vertu, méditant la loi du Sauveur le jour et la nuit, deviennent plus savants et plus sages en avançant en âge; et c'est alors qu'ils goûtent véritablement ce qu'ils ont appris autrefois. De là vient que Thémistocle, mourant âgé de cent sept ans, dit qu'il était fâché de quitter la vie quand il commençait à être sage. Platon, composant des ouvrages, mourut à la quatre-vingt-unième année de son âge, et Isocrate passa quatre-vingtdix-neuf ans à enseigner et à écrire. Je ne dis rien de Pythagore, de Démocrite et des autres philosophes qui, à la fin de leur vie, se rendirent fameux par leur sagesse. Les poètes même, Homère, Hésiode, Simonide et les autres ont mieux réussi dans leurs derniers ouvrages, à l’exemple des cygnes, qui ne chantent jamais avec plus de douceur que quand ils sont proches de la mort. Sophocle, ayant été accusé de folie par ses enfants à cause de son extrême vieillesse et du peu de soin qu'il avait des affaires de sa famille, récita devant ses juges Oedipe, qui était sa dernière pièce, et par là fit voir tant de sagesse dans un âge décrépit qu'il recul du tribunal les applaudissements qu'il pouvait attendre du théâtre; Caton le censeur, un des plus éloquents hommes de son temps, n'eut point de honte d'étudier la langue grecque en sa vieillesse, et il ne désespéra point de l'apprendre ; et, si nous en croyons Homère, rien n'approcha de l'éloquence de Nestor quand il fut extrêmement vieux.
Mais, me direz-vous, à quel dessein rechercher des choses si éloignées? C'est afin que vous n'attendiez pas ici les discours d'un jeune écolier, ou des périodes harmonieuses qui causent de l'admiration à ceux qui les entendent. Écoutez donc, non pas un discours éloquent, mais persuasif; comme dit saint Cyprien, écoutez-moi comme votre frère si vous considérez mon emploi, et comme votre père si vous avez égard à a vieillesse: je vous conduirai depuis le berceau jusqu'à un âge parfait, et donnerai des leçons aux autres en vous enseignant à bien vivre. Je sais que le grand évêque Héliodore, votre oncle, vous a appris et vous apprend tous les jours les lois de la sainteté, et que sa vie vous tient lieu d'un modèle de toutes les vertus : néanmoins recevez de bonne part cet ouvrage, de quelque manière qu'il soit, et l’ajoutez au livre que je lui ai envoyé, afin que, si l'un vous a appris à être bon solitaire, l'autre vous montre à être un bon prêtre.