2.
C’est ce qui les empêchait de croire en Jésus-Christ; leur envie était comme un mur qui leur fermait la voie pour aller à lui. Tant que saint Jean hit avec eux, il les instruisait et les exhortait continuellement, sans qu’il pût rien gagner sur eux; mais se voyant près de mourir, il s’y appliqua avec encore plus de soin. Il craignait qu’il ne restât dans leurs esprits quelque semence de schisme, et qu’ils demeurassent toujours séparés de Jésus-Christ. C’était l’unique but que ce saint homme avait eu dès le commencement, et il avait tâché dès le principe de mener tous ses disciples au Sauveur. N’ayant pu jusque-là les persuader, il fait ce dernier effort, lorsqu’il se voit près de mourir.
S’il leur eût dit: Allez trouver Jésus-Christ, parce qu’il est plus grand que moi, l’attachement qu’ils avaient pour saint Jean les eût empêchés de lui obéir. Ils eussent pris ces paroles comme un effet de son humilité, de sa modestie, et bien loin de les détacher de lui, elles eussent encore redoublé cette grande affection qu’ils avaient pour lui. Que s’il eût gardé le silence, ce silence ne lui aurait pas été plus avantageux. Que fait-il donc? Il veut apprendre par eux-mêmes combien Jésus-Christ fait de miracles. Il ne veut pas même les envoyer tous à Jésus. Il en choisit deux qu’il savait être les plus disposés à croire, afin que s’acquittant de leur mission sans prévention, ils vissent eux-mêmes par des effets sensibles la différence qui était entre Jésus-Christ et lui.
« Allez, » leur dit-il, « et dites-lui : Etes-vous celui qui doit venir, ou en attendons-nous un autre? » Jésus-Christ, pénétrant dans la pensée de saint Jean, ne répond point à ces deux disciples : Oui, c’est moi : ce que naturellement il devait faire; mais sachant qu’ils en auraient été blessés, il aime mieux leur faire connaître ce qu’il est par les miracles qu’il fait devant eux. Car L’Evangile remarque que plusieurs malades s’approchèrent alors de lui, et qu’il les guérit tous. Quelle conséquence aurait-on pu tirer lorsqu’on lui demande s’il est le Christ, et que pour toute réponse il guérit beaucoup de malades, sinon qu’il voulait faire entendre ce que je viens de dire? Il savait que le témoignage des oeuvres est moins suspect que celui des paroles.
Jésus-Christ donc étant Dieu, et connaissant les pensées de saint Jean, qui lui envoyait ses disciples, guérit aussi beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades, non pas pour apprendre à saint Jean qui il était, puisqu’il les avait déjà, mais seulement à ses disciples qui étaient encore dans le doute. C’est pourquoi après tous ces miracles il leur dit : « Allez dire à Jean ce que vous entendez, et ce que vous voyez (4). Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les. morts ressuscitent, l’Evangile est annoncé aux pauvres (5).Et bienheureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute (6).» (297)
Il leur montrait par ces paroles qu’il pénétrait dans leurs pensées. S’il leur eût dit: Oui, c’est moi, cette réponse les eût blessés, et ils eussent pu dire, au moins en eux-mêmes, ce que lui dirent les Juifs: « Vous vous rendez témoignage à vous-même. » (Jean VIII, 27.) Pour éviter cela, il ne leur dit rien de lui; il les laisse juger eux-mêmes de toutes choses par les miracles qu’il fait devant eux, les instruisant ainsi de la manière la plus persuasive et la moins suspecte. Il leur fait même un reproche secret par ces paroles. Sachant qu’ils étaient scandalisés en lui, il leur découvre leurs maladies cachées, mais n’en rend témoin que leur propre conscience. Il leur fait voir à eux seuls le scandale où ils tombaient à son sujet, et il tâche en les épargnant de les attirer à lui davantage: « Heureux, » leur dit-il en les désignant, « celui qui ne tirera point de moi un sujet de chute et de scandale! »
Mais pour éclaircir davantage cette difficulté, il est bon qu’après vous avoir dit ma pensée, je vous rapporte aussi celles des autres, afin qu’en les examinant et les comparant ensemble, nous en puissions tirer quelque lumière pour le discernement de la vérité. Il y en a qui soutiennent que saint Jean n’a pas envoyé cette ambassade au Sauveur pour la raison que nous venons de dire. Ils prétendent que saint Jean doutait en effet, non pas absolument si Jésus était le Christ, mais s’il devait mourir pour les hommes, et que c’est pour cette raison qu’il fait dire à Jésus-Christ: « Etes-vous celui qui doit venir? » c’est-à-dire êtes-vous celui qui doit descendre dans les enfers pour en retirer les captifs?
Mais ce sentiment est sans apparence, parce que saint Jean ne pouvait pas même ignorer ce qu’on dit qu’il ignorait, puisqu’il l’avait prêché lui-même et qu’il avait dit : « Voilà l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde. » Il l’appelle « l’agneau » pour marquer qu’il devait être immolé sur la croix; et il dit la même chose par ces autres paroles: «C’est lui qui ôte le péché du monde, » puisqu’il ne devait ôter le péché du monde qu’en mourant sur une croix. C’est ce que saint Paul déclare, lorsqu’il dit que Jésus-Christ a effacé « la cédule qui nous était contraire, et qu’il l’a entièrement abolie en la clouant à sa croix. » (Coloss. II, 14.) De plus saint Jean nous assurant que ce serait lui qui baptiserait par le Saint-Esprit, prédit comme prophète ce qui devait suivre la résurrection du Sauveur.