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Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entresuivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts?
Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie? Ecoutez ce que Dieu lui dit d’abord: « Sortez de votre terre et du milieu de vos parents.» (Gen, XII, 1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse: « Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race. »
Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans 1es maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin s’on heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit: « Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions. » (II Cor. I, 4.)
Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles (416) douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.
Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de. toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Ecoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.
Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse ,dans les fers : que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir ; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.
Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.
Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et-il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.
Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.
Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons.. nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le coeur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.
Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y arien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, (417) faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes oeuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.