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Que si ces ouvriers disent: « C’est parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers: et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : « Qu’il était sorti ci dès le matin pour les louer». Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs.
Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cœur,et d’esprit et par une grande violence; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour. li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts.
C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en « aura peu d’élus », il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers.
Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de déréglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte.
C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des moeurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit: « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ». (I. Cor. X,3.) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux « qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Matth. VII, 22,) », ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons; de ces épines qui (504) étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au dehors par ses bonnes oeuvres.
Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos moeurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons.
Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures : et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu». (Matth. V, 22.) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même: « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne « verra jamais Dieu » (Hébr. XII, 14.) L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Evangile, qui faisait tant de bonnes œuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu : « Si votre justice»,dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 20.) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage.
Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait; dans l’affranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Evangile, «qu’il y en aura peu de sauvés »