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II n'est rien pour rendre inutiles nos bonnes oeuvres et pour nous gonfler d'orgueil, comme le souvenir complaisant du bien que nous avons fait. Deux maux en résultent pour nous : une négligence plus grande, une vanité plus exaltée. Aussi Paul, sachant que notre nature est invinciblement portée à la paresse, ayant d'ailleurs prodigué l'éloge aux Philippiens, se hâte, vous le voyez, de rabaisser toute enflure; il l'a fait déjà précédemment de plusieurs manières, mais en ce passage surtout, il n'a pas d'autre but. Ainsi :
« Mes frères », dit-il, « je ne crois pas avoir saisi ce vers quoi je tends ». Que si Paul ne tient pas encore le prix, s'il n'est pas pleinement sûr de sa résurrection glorieuse ni de son avenir, bien moins doivent l'être ceux qui n'ont pas encore gagné la moindre partie de semblables mérites. Voici, du reste, sa pensée : Je ne crois pas avoir atteint encore la vertu toute entière, comme on dit d'ordinaire d'un coureur : Il ne tient pas encore le but. Ni moi non plus, dit saint Paul, je n'ai pas parcouru toute la carrière. Il est vrai qu'ailleurs il s'exprime autrement: « J'ai combattu le bon combat » (II Tim. IV, 7), tandis qu'ici vous entendez : « Je ne crois pas avoir encore atteint le terme » ; mais qu'on lise attentivement les deux textes, et l'on comprendra la raison de ces deux affirmations. Nous ne pouvons pas toujours renouveler des discussions de ce genre ni donner de toutes choses une explication complète. Il suffit d'avertir qu'une des deux paroles a été prononcée bien avant l'autre, et que celle-ci, écrite à Timothée, coïncide avec les derniers jours de saint Paul. Ici il dit seulement : « Je ne crois pas avoir encore atteint le but », mais tous mes efforts tendent en avant. Les paroles suivantes accusent ce voeu : « Mais tout ce que je fais maintenant, c'est qu'oubliant ce qui est derrière moi , et m'avançant vers ce qui est devant moi., je cours incessamment vers le bout de la carrière, pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ » .
Voyez comment par ces paroles il nous montre le motif qui le faisait tendre vers ce qui est encore devant lui. Bien certainement, celui qui se croit parfait, celui qui pense ne manquer de rien pour posséder une vertu accomplie, cessera par conséquent de courir, comme si déjà il avait atteint le but. Mais celui qui se regarde comme éloigné encore de la borne désirée, ne suspendra pas son élan. Telle doit toujours être notre persuasion, alors même que nous aurons fait une multitude de bonnes oeuvres. Car si Paul, après mille morts, après de si grands combats, avait cependant cette conviction intime, bien plus doit-elle être la nôtre. Je ne perds pas courage, nous dit-il, bien qu'après une si longue course, je ne sois pas encore arrivé; je ne veux jamais désespérer; je cours encore, et je combats; je n'ai qu'un but: avancer toujours ! C'est ce que nous devons faire nous-mêmes, oubliant nos bonnes actions passées, négligeant tout ce qui est en arrière. Le coureur, en effet, ne pense pas aux espaces déjà parcourus, mais à ceux qui restent à franchir. Ainsi ne pensons pas aux progrès que nous avons pu faire dans la vertu, mais bien à ceux qui nous restent ù faire encore. A quoi en effet nous servira le terrain gagné, si nous n'achevons pas l'intervalle qui reste ? L'apôtre n'a pas même dit : Je n'y (79) pense pas, je ne m'en souviens pas; mais: «J'oublie;» voulant ainsi nous rendre plus vigilants. En effet, nous n'avons vraiment bien toute notre ardeur que quand nous jetons tout l'élan de notre âme vers ce reste de lutte à subir, et que nous livrons à l'oubli tout le passé. — «Nous tendons la main avec effort », dit-il, pour prendre avant même d'être arrivés. On dit en effet que le coureur s'étend en avant lorsqu'il projette avec effort son corps entier en avant même de ses pieds qui courent néanmoins toujours, se penchant vers le but, allongeant les bras, pour diminuer encore l'espace qui l'en sépare. Ainsi se révèle une âme pleine d'élan et d'invincible ardeur. Pour entrer en lice, il faut ainsi courir, avec toute cette hâte, avec toute cette énergie, et jamais mollement. Or la différence que vous remarquez entre un coureur de ce genre et un paresseux couché sur le dos, est précisément celle qui se trouve entre Paul et nous. Chaque jour il savait mourir, chaque jour mériter; point d'occasion, nul moment qui ne le fit avancer d'un pas vers le terme de la carrière; il ne voulait pas prendre, il voulait ravir. Et cette façon de saisir est permise : Celui qui donne le prix est si haut; la palme est dans un lieu si élevé !