XIX - MOÏSE L'ÉTHIOPIEN
[1] Un certain Moïse, c'est ainsi qu'on l'appelait, Ethiopien d'origine, noir, se trouvait domestique d'un fonctionnaire, et à cause de beaucoup d'immoralité et de brigandage, son propre maître le chassa: car on disait qu'il allait jusqu'à des meurtres, je suis bien forcé de dire ses actes de perversité, afin de montrer la vertu de sa pénitence. Ainsi donc on racontait qu’il fut même chef d'une bande de brigands, cl parmi ses actes de brigandage, se distingue celui-ci, qu'il garda de la rancune à un berger qui, avec ses chiens, une fois pendant une nuit, l'avait gêné. [2] Ayant voulu le tuer, il fait le tour de l'endroit où il avait son campement de brebis, et on le lui indiqua au-delà du Nil. Et comme le fleuve était débordé et envahissait environ un mille, ayant mordu son épée dans sa bouche et mis sa petite tunique sur sa tête, il passa ainsi de l'autre côté du fleuve à la nage. Or pendant qu'il traversait à la nage, le berger put se cacher de lui, s'étant enfoui dans le sable. Cela étant, ayant tué les quatre béliers de choix et les ayant liés avec une corde, il traversa à la nage de nouveau. [3] Et étant venu dans une avant-cour, il les écorcha, et après avoir mangé le plus beau de la viande, vendu les toisons pour du vin et bu un saïte d'environ dix-huit setiers italiques, il s'en alla à cinquante milles, où il avait sa bande.
Ce personnage, touché de componction un jour sur le tard à la suite de quelque contretemps, se donna à un monastère et tellement à la pratique de la pénitence qu'il amena publiquement à la connaissance supérieure du Christ le complice de ses méfaits, démon depuis sa jeunesse, qui avait péché avec lui. Entre autres, on dit qu'un jour des brigands ignorant qui il était, tombèrent sur lui pendant qu'il était assis dans sa cellule. Or ils étaient quatre. [4] Les ayant liés tous et mis sur son dos comme un bissac de paille, il les porta à l'église des frères en disant : « Puisqu'il ne m'est pas permis de faire du mal à personne, qu'ordonnez-vous de ces gens-ci?» Alors ceux-là ayant fait des aveux, et ayant su que celui-là était Moïse, le réputé et célèbre autrefois parmi les brigands, ayant glorifié Dieu, renoncèrent aussi au monde à cause de sa conversion, s'étant dit ceci : « Si celui-ci qui fut si fort et puissant en brigandages, a eu la crainte de Dieu, pourquoi différons-nous notre salut? »
[5] Ce Moïse, les démons l'entreprirent pour le replonger dans l’ancienne habitude de l'intempérance luxurieuse. Il fut tenté tellement que, à ce qu'il racontait, peu s'en fallut qu'ils ne le détournassent de sa résolution. Cela étant, s'étant rendu auprès du grand Isidore, celui de Scété, il lui rapporta les détails de sa lutte. Et il lui dit : « Ne t'afflige pas : ce sont en effet des débuts, et pour cela ils t'ont entrepris avec plus de violence, à la recherche de ton habitude. [6] Car comme un chien d'une boucherie ne s'en sépare pas en vertu de l'habitude, mais si la boucherie est fermée et que personne ne lui donne rien, il ne s'en approche plus, de même si toi aussi lu persistes, le démon découragé s'écartera de toi. » S'étant donc retiré, à partir de cette heure-là, il se mortifiait plus violemment, et surtout sous le rapport des aliments, ne prenant part à rien, sinon à du pain sec pour douze onces, produisant un travail très considérable, et menant abonne tin cinquante prières. Quoi qu'il en soit, ayant macéré son misérable corps, il demeura encore plein de feu et rêveur. [7] De nouveau il s'adressa à un autre parmi les saints et il lui dit : « Que faut-il que je fasse, puisque les rêves de mon âme enténèbrent ma raison par habitude du plaisir? » Il lui dit : « Comme tu n'as pas détourné ton esprit des imaginations de ce genre, c'est pour cela que tu subis ceci. Donne-toi aux veilles et prie à jeun, et tu en es délivré promptement. » Et lui, après avoir entendu aussi cette suggestion et être parti, dans sa cella, il donna sa parole de ne pas dormir durant chaque nuit, de ne pas plier le genou. [8] Or étant resté dans sa cellule pendant six ans, toutes les nuits il se tenait debout au milieu de la cellule, priant sans fermer l'œil. Et il ne put surmonter la chose. Il se soumit donc de nouveau à un autre genre de vie, et sortant les nuits, il s'en allait dans les cellas des vieillards et des ascètes plus avancés, et prenant leurs cruches en cachette, il les remplissait d'eau. Car ils ont l'eau à distance, les uns à deux, les autres à cinq milles, d'autres à un demi. [9] Cela étant, le démon l'ayant guetté une des nuits et à bout de patience, lui donna d'une massue sur les reins pendant qu'il était penché sur le puits et le laissa mort n'ayant conscience ni de ce qu'il souffrait ni de la part de qui. Or le lendemain, quelqu'un étant venu puiser de l'eau le trouva là gisant et l'annonça au grand Isidore, le prêtre de Scété. Alors l'ayant pris, il l'emporta à l'église, et, pendant un an, il fut malade au point qu'à peine son corps et son âme revinrent en force. [10] Le grand Isidore lui dit donc : « Moïse, cesse de contester avec les démons et ne les provoque pas ; car il y a des mesures même dans le courage que comporte l'ascétisme. » Mais il lui dit : « Il est impossible que je cesse, jusqu'à ce que cesse pour moi la représentation des démons. » Alors il lui dit : « Au nom de Jésus-Christ, tes rêves ont pris fin. Communie donc en toute franchise; car pour que tu ne te vantes pas d'avoir surmonté une passion, c'est pour cela que dans ton intérêt tu as été opprimé. » [11] Et il partit de nouveau pour sa cella. Après cela, interrogé par Isidore environ deux mois après, il disait n'avoir plus rien éprouvé. Or il fut jugé digne d'un don contre des démons à ce point que nous craignons ces mouches plus que lui les démons. Tel fut le genre de vie de Moïse l'Ethiopien, qui lui aussi fut compté parmi les grands d'entre les pères. Quoi qu'il en soit, il meurt à soixante-quinze ans à Scété, devenu prêtre et ayant laissé soixante-dix disciples.