XXXVIII - EVAGRE
[1] Ce qui se rapporte à Evagre, l'illustre diacre, l'homme qui a vécu selon les apôtres, il n'est pas juste de le passer sous silence; mais ayant jugé digne de le mettre par écrit pour l'édification de ceux qui liront et la gloire de la bonté de notre Sauveur, j'expose depuis le début comment il en vint à son dessein et comment, l'ayant poursuivi dans l'ascétisme, il meurt dignement dans le désert à cinquante-quatre ans, selon ce qui est écrit : « En peu de temps, il a fourni le compte de beaucoup d'années » (Sagesse, 4, 13).
[2] Par son origine il était du Pont, de la ville d'Ibora, fils d'un chorévêque. Il fut promu lecteur par le saint Basile, évoque de l'église de Césarée. Cela étant, après la mort du saint Basile, lorsqu'il eut remarqué ses aptitudes, le très sage, très impassible et distingué par sa culture, Grégoire de Nazianze, évêque, lui impose les mains comme diacre. Puis au grand synode de Constantinople, il le cède au bienheureux Nectaire l'évêque, comme étant très bon dialecticien contre toutes les hérésies. Et dans la grande ville il était florissant, mettant la fougue de la jeunesse dans ses paroles contre chaque hérésie. [3] Or il arriva que fort honoré par la ville entière, il fui empêtré par le fantôme d'une concupiscence féminine, ainsi qu'il nous le raconta, quand plus tard il fut délivre d'y penser. A son tour la femelle s'amouracha de lui : or elle appartenait aux premiers rangs. Cela étant, Évagre craignant Dieu, ayant le respect de sa propre conscience et s'étant mis devant les yeux la grandeur de l'acte honteux et la joie malveillante des hérésies, pria Dieu, en le suppliant d'être entravé par lui. Quoi qu'il en soit, la femme le pressant et étant enragée, lui le voulant n'avait pas la force de se retirer, retenu par les liens de cette servitude [4]. Or peu après, sa prière ayant réussi, avant d'en arriver à la pratique, il se présenta à lui une vision angélique sous l'aspect de soldats du gouverneur; elle l'entraîne et le mène comme au tribunal et le jette dans ce qu'on appelle le poste, des gens lui ayant attaché le cou et les mains avec des colliers et des chaînes de fer, étant venus à lui apparemment sans lui en dire la cause. Mais lui savait par sa compréhension intime que c'était pour celle-là qu'il subissait cela, et il s'était imaginé que son mari était intervenu. [5] Aussi pendant qu'il était extrêmement anxieux, un autre procès se faisant et d'autres étant mis à la torture à cause d'une accusation, il demeurait fort anxieux. Cependant l'ange, qui avait procuré la vision, se métamorphose pour représenter un ami authentique, et lui dit, alors qu'il avait été attaché, parmi quarante condamnés à la chaîne : « A cause de quoi es-tu retenu ici, seigneur diacre? » Il lui dit : « En vérité, je ne sais pas, mais le soupçon me tient qu'un tel, l'ex-gouverneur, a sollicité contre moi, sous le coup d'une jalousie déraisonnable. Et je crains que le chef, corrompu pour de l'argent, ne me soumette à un châtiment. » [6] Il lui dit : « Si tu écoutes ton ami, il n'est pas dans ton intérêt de vivre dans cette ville. » Evagre lui dit: « Si Dieu vient à me délivrer de cette infortune-là et que tu me voies à Constantinople, sache que c'est bien justement que je subis ce châtiment. » L'autre lui dit : « J'apporte l'évangile, et jure-moi sur lui que tu te retires de cette ville et que tu as souci de ton âme, et je le délivre de cette fatalité. » [7] Alors il apporta l'évangile, et il lui jura sur l'évangile ceci : « A part un jour, afin que j'aille d'avance mettre dans le navire mes habits, il n'y a pas de crainte que je demeure. » Le serment s'étant donc produit, il revint de l'extase qui lui était arrivée dans la nuit. Et s'étant levé, il réfléchit à ceci : « Quoique le serment ait eu lieu dans une extase, tout de même j'ai juré. » En conséquence, ayant jeté dans ce navire tout ce qu'il avait, il s'en va à Jérusalem.
[8] Et là il est accueilli par la bienheureuse Mélanie de Rome. Puis le diable lui ayant desséché de nouveau le cœur de même qu'à Pharaon, comme il était jeune et plein de sève pour son Age, il lui vint quelque doute cl il eut de l'hésitation sans rien dire à personne ; et alors, il change de nouveau d'habits et la vaine gloire l'engourdissait même dans son langage. Mais le Dieu, qui empêche notre perte à tous, le jeta dans un accès de fièvre, et à la suite il lui exténua dans une longue maladie pendant une période de six mois la pauvre chair par laquelle il était entravé. [9] Cependant les médecins étant, embarrassés et ne trouvant pas un mode de traitement, la bienheureuse Melanie lui dit : « Fils, ta maladie qui se prolonge ne me plaît pas. Dis-moi donc ce qu'il y a dans ta pensée. Car cette maladie que tu as n'existe pas sans Dieu. » Alors il lui avoua l'affaire complète. Et elle lui dit : « Donne-moi ta parole devant le Seigneur, que lu t'en tiens au but de la vie monastique. Et quoique je me trouve pécheresse, je prie qu'il te soit donné + un congé de vie. + » Et lui y consentit. Donc en peu de jours il fut en santé. Et s'étant levé, il fut changé d'habits par elle-même, et il part, s'étant expatrié vers la montagne de Nitrie en Egypte.
[10] Y ayant habité deux années, la troisième, il s'engage dans le désert. Or ayant vécu quatorze ans dans ce qu'on appelle les Cellules, il mangeait une livre de pain et en trois mois un setier d'huile, et c'était un homme sorti d'une vie très molle, délicate et très opulente! Et il faisait cent prières, écrivant pendant l'année pour la valeur seulement de ce qu'il mangeait; car il était doué pour écrire le caractère oxyrynque. Cela étant, en quinze ans, ayant purifié au suprême degré son esprit, il fut jugé digne du don de science, de sagesse et de discernement des esprits. Il compose donc trois livres sacrés pour moines, les Antirrhetica, ainsi qu'on les appelle : il y soumet des procédés relativement aux démons. [11] Le démon de la luxure l'importuna lourdement, comme lui-même nous le racontait. Et pendant chaque nuit, il se tint nu dans le puits — c'était l’hiver. — au point même que ses chairs étaient figées. D'autres fois, à son tour, un esprit de blasphème l'importuna. Et en quarante jours, il n'entra pas sous un toit, ainsi qu'il nous le raconta, au point même que son corps, comme chez les animaux sans raison, grouillait de tiques. Trois dénions se présentèrent à lui un jour en tenue de clercs, le questionnant sur la foi. Et l'un se disait Arien, l'autre Eunomien, l'autre Apollinariste. Et il les domina par sa sagesse au moyen de paroles concises. [12] D'autre part un jour la clef de l'église ayant été perdue, ayant signé la face de la serrure et ayant poussé de la main, il ouvrit, après avoir invoqué le Christ. Il fut tellement fustigé par des démons et il reçut une épreuve de démons si considérable que le compte n'en est pas possible. Et à un de ses disciples il dit ce qui devait arriver au bout de dix-huit ans, lui ayant tout prophétisé selon une vision. Puis il disait ceci : « Depuis que j'ai occupé le désert, je n'ai pas touché à une laitue, ni à quelque autre légume vert, ni à un fruit, ni à un raisin, ni à de la viande, ni à un bain. » [13] Et plus tard, la seizième année de ce régime sans aliment cuit, sa chair ayant besoin, à cause de la faiblesse de l'estomac, de prendre quelque chose qui avait passé par le feu, il ne toucha plus à du pain, mais prenant une part de légumes potagers ou de tisane ou de légumes à cosses pendant deux ans, il meurt dans ces conditions; il avait communié pour l'Epiphanie à l'église. Quoi qu'il en soit, il nous déclarait ceci, vers sa mort : « Voilà trois ans que j'ai été sans être importuné par une concupiscence charnelle — après tant de vie, de fatigues, de labeurs et d'oraison incessante. » La fin de son père lui fut signifiée et-il dit à celui qui la lui avait annoncée : « Cesse de blasphémer, car mon père est immortel. »