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Quelle erreur aussi de croire que nous sommes bien patients, quand nous dédaignons de répondre à ceux qui nous blessent, et que nous irritons bien plus nos frères par notre silence affecté et par notre air méprisant, que nous ne l'aurions fait par nos paroles les plus amères. Nous nous imaginons que nous ne sommes pas coupables devant Dieu, parce que nous n'avons rien dit qui puisse nous faire juger et condamner par les hommes; comme si Dieu punissait seulement les paroles et non pas la volonté, l'acte et non pas surtout l'intention. S'arrêterait-il moins à ce que vous auriez dit qu'à ce que vous auriez fait par votre silence? Ce n'est pas seulement l'injure qu'on adresse à son frère qui déplaît à Dieu, mais c'est surtout le dessein qu'on a de l'irriter. Aussi son jugement sera-t-il moins sévère pour celui qui aura commencé la querelle, que pour celui qui l'aura enflammée par sa faute. C'est la volonté et non l'exécution qu'il faut considérer dans le péché. Quelle différence y a-t-il entre tuer son frère d'un coup d'épée, ou causer sa mort d'une autre manière? Il meurt toujours, que ce soit par ruse ou par violence. Suffirait-il de n'avoir pas poussé de sa propre main un aveugle dans un précipice; et ne serait-on pas aussi coupable si l'on avait négligé de l'arrêter au moment où il allait y tomber? Serait-on innocent de la mort d'un homme, si on ne l'avait pas étranglé soi-même, mais si on avait préparé la corde, ou si on ne l'avait pas ôtée, quand on pouvait le faire? Il ne sert donc à rien de garder le silence, si nous ne le gardons que pour faire, par notre silence, ce que nous aurions fait par nos paroles, et si nous y ajoutons des gestes qui ne peuvent qu'irriter davantage le frère que nous devions apaiser. Comment voulons-nous être loués de l'avoir ainsi perdu? Notre silence nous nuira à tous les deux; car il augmente la colère dans un coeur, et il empêche de l'éteindre dans l'autre.
C'est à ceux qui agissent ainsi que s'adresse la malédiction du Prophète : « Malheur à celui qui abreuve de fiel son ami, et qui s'enivre pour voir sa nudité; il sera rempli de honte et non de gloire. » (Habac., II, 15.) C'est pour eux qu'il est également dit : «Le frère voudra supplanter son frère, et l'ami tromper son ami. L'homme se rira de son frère, et ne lui dira pas la vérité; car tous feront de leur langue comme un arc de mensonge, et non de vérité. » (Jér., IX, 4.)
Souvent cette patience feinte porte plus à la colère que la parole, et ce silence coupable blesse plus que les injures les plus violentes. On supporterait plus facilement les blessures d'un ennemi, que les douceurs trompeuses d'un moqueur. Le Prophète l'a dit : « Leurs discours sont plus onctueux que l'huile, et ce sont des flèches. » (Ps. LIV, 22.) « Les paroles des personnes qui trompent sont douces, mais elles frappent et percent les entrailles. » (Prou., XXVI, 22.) On peut bien aussi leur appliquer ce passage : « Il a dans la bouche des paroles de paix pour son ami, et en secret il lui dresse des piéges. » (Jér., IX, 8.) Mais celui-là se trompe plus lui-même qu'il ne trompe les autres; car « celui qui tend un filet devant son ami, en enveloppe lui-même ses pieds, et il tombe dans la fosse qu'il creusait pour son prochain. » (Prou., XXVI, 19.) Lorsqu'une grande multitude vint avec des épées et des bâtons pour s'emparer du Sauveur, personne ne fut plus cruel et plus parricide à l'égard de l'Auteur de la vie, que le traître qui s'avança pour le saluer et lui donner le baiser d'une hypocrite charité. «Judas, lui dit Notre-Seigneur, tu trahis le Fils de l'Homme par un baiser » (S. Luc, XXII, 48) ; c'est-à-dire, l'odieux de ta persécution et de ta haine se couvre des douces apparences du véritable amour. Notre-Seigneur exprime plus énergiquement, par la bouche du Prophète, la force de sa douleur : « Si mon ennemi, dit-il, m'eût maudit, je l'aurais supporté; et si celui qui me détestait, m'eût adressé de grandes injures, je me serais retiré devant lui; mais c'est vous, l'homme que j'aimais, que j'avais choisi pour chef, pour intime; vous qui preniez avec moi une douce nourriture, et qui veniez volontiers avec moi, dans la maison, du Seigneur. » (Ps. LIV, 13.)