7.
Pour posséder parfaitement le bien suprême, qui consiste à jouir de la vue de Dieu, et à être entièrement uni au Christ, l'Apôtre désire être délivré de son corps, dont la faiblesse et les besoins l'en privent nécessairement quelquefois; car il est impossible à l'âme, tourmentée par tant de soins et par tant d'inquiétudes, de jouir toujours du bonheur de la contemplation divine. Quel est le juste assez appliqué aux choses saintes, assez ferme dans ses résolutions, pour n'être jamais trompé par les ruses du tentateur? Quel est le solitaire assez fidèle, assez détaché du commerce des hommes, pour éviter toujours ses pensées inutiles, et n'être jamais distrait de la vue de Dieu, l'unique et souverain Bien, par la spectacle et l'embarras des choses de la terre? Qui a pu conserver une assez grande ferveur d'esprit, pour éloigner de sa prière toute image honteuse, et ne pas tomber ainsi des hauteurs du ciel aux misères du monde? Et sans parler de nos autres distractions, quel est celui qui, au moment même où il élève , en suppliant, son âme vers Dieu, ne se laisse pas aller à l'assoupissement, et n'offense ainsi, malgré lui, Celui dont il espérait la miséricorde? Quel est celui qui veille assez sur lui-même, en chantant les Psaumes, pour suivre toujours le sens de la sainte Écriture, ou qui est assez uni à Dieu par l'amour, pour observer le précepte de l'Apôtre, et ne jamais cesser de prier; ne serait-ce que pendant un seul jour? (I Thess., V, 17.) Toutes ces choses doivent paraître légères et même exemptes de péchés à ceux qui sont sujets à des fautes plus considérables; mais elles sont pénibles et lourdes à ceux qui connaissent le bonheur de la perfection.
Si deux hommes, dont l'un aurait une vue excellente, et dont l'autre serait presque aveugle, entraient dans une grande maison tout encombrée de meubles, de vases et d'objets, celui qui aurait de mauvais yeux penserait qu'il n'y a là que des choses considérables, qu'il peut toucher sans les apercevoir; mais celui qui aurait la vue parfaite, distinguerait une foule de choses plus petites, qui égaleraient et dépasseraient peut-être en nombre les choses plus grandes. De même, les saints, les clairvoyants qui s'appliquent à la perfection, aperçoivent et condamnent en eux-mêmes des choses que nos faibles yeux sont incapables de distinguer; et lorsque, dans notre imperfection, nous croyons que la pureté de leur conscience n'est pas même ternie par l'ombre d'une faute, ils se trouvent eux, bien coupables, si, je ne dirai pas une mauvaise pensée se glisse dans leur esprit, mais si le souvenir d'un psaume qu'ils ont à réciter vient les distraire pendant leurs prières. Car, disent-ils, si nous adressons notre prière à un homme tout-puissant, pour une affaire où il s'agit de notre vie et de notre salut, ou seulement même de quelque profit ou de quelque avantage, nous fixons le regard de notre âme et de notre corps sur lui, nous sommes attentifs au moindre geste, et nous craignons surtout qu'une parole role inconvenante ou maladroite ne détourne la miséricorde de celui qui nous écoute. Lorsque nous sommes à l'audience, devant le tribunal des juges de la terre, en présence de notre adversaire, si, au mi-lieu du débat, nous nous permettons de tousser, cracher, rire, bâiller ou dormir, avec quelle ardeur l'ennemi qui veille pour nous perdre n'exciterait-il pas la sévérité des juges? Combien plus, lorsque nous conjurons Celui qui connaît toute chose de détourner de nous la mort éternelle qui nous menace, devons-nous implorer avec attention et ferveur la bonté de notre Juge, surtout en face de notre ennemi, qui cherche à nous tromper et à nous faire condamner! Ne sommes-nous pas vraiment coupables, non pas d'une faute légère, mais d'une très-grave offense, lorsqu'en priant Dieu nous quittons tout à coup sa présence, comme s'il ne nous voyait pas, ne nous entendait pas, pour nous laisser aller à des pensées frivoles.
Ceux dont le cœur est aveuglé par les épaisses vapeurs du vice, et qui, selon la parole du Sauveur, tr voient sans voir, et entendent sans entendre ni comprendre (S. Matth., VII, 13), distinguent à peine les plus grands crimes dans les replis de leur âme ; comment pourraient-ils apercevoir ces pensées secrètes, ces mouvements de la chair qui les tentent et les blessent continuellement? Ils sont incapables de sentir l'esclavage de leur âme, et ils s'abandonnent sans cesse à toutes leurs pensées frivoles, n'ayant aucun regret d'être séparés de la contemplation divine , dont ils ne peuvent pas même déplorer la perte, puisque leur esprit, attiré et distrait par tout ce qui se présente, n'a rien qui puisse fixer ses pensées et ses désirs.
La cause de cette erreur est notre ignorance de ce que c'est que ne pas pécher. Nous croyons ne commettre aucune faute, en nous laissant égarer par ces pensées inutiles et légères; nous sommes si faibles, et notre aveuglement est si profond, que nous trouvons mal seulement les péchés capitaux, et que nous nous bornons à éviter ce que les lois des hommes condamnent, comme s'il nous suffisait d'être innocents aux yeux du monde. Bien différents de ceux que la grâce éclaire, nous ne voyons pas le détail de toutes nos souillures, et nous n'éprouvons aucun regret salutaire, lorsque la tiédeur nous abat, ou que la vaine gloire nous abuse, lorsque nous sommes paresseux et languissants dans la prière. Nous ne redoutons pas ce que nous aurions honte de dire et de faire devant les hommes, et nous rie rougissons pas d'y penser en la présence de Dieu même. Nous ne savons pas effacer par nos larmes nos souillures involontaires, et nous ne gémissons pas, lorsqu'en faisant l'aumône, en se-courant nos frères, en nourrissant les pauvres, les hésitations de l'avarice viennent troubler pour nous le bonheur de la charité. Nous croyons n'avoir rien perdu, lorsque nous oublions Dieu pour penser aux choses du temps et du corps, tellement qu'on peut bien nous appliquer cette parole de Salomon : « Ils m'ont frappé, et je ne l'ai pas senti; ils se sont moqués de moi, et je ne m'en suis pas aperçu. » (Prov., XXIII, 35.)