III.
Le culte des dieux n'est nullement conforme à la sagesse, comme je l'ai fait voir dans le premier livre, non seulement parce qu'il abaisse au-dessous des créatures les plus terrestres l'homme, qui est descendu du ciel, mais aussi parce qu'il ne contient aucunes maximes qui servent à la réforme des mœurs et à la conduite de la vie; et qu'au lieu de se rapporter à la connaissance de la vérité, il ne se termine qu'à un ministère purement extérieur. Il n'appartient point à la véritable religion, parce qu'il ne donne aucun précepte de vertu et de justice, et ne nous rend point meilleurs. La philosophie ne nous conduisant pas à la religion, n'a garde de contenir la sagesse. Dieu, qui gouverne le monde et qui comble continuellement les hommes de ses bienfaits, veut qu'ils lui en rendent des actions de grâces: aussi n'y a-t-il ni piété, ni sagesse sans reconnaissance. La philosophie et la religion sont séparées parmi les païens ; ceux qui font profession de s'adonner à l'étude de la sagesse ne s'ingèrent point du service des dieux, et ceux qui sont employés au ministère des temples n'entreprennent point d'enseigner la sagesse. Il paraît par là qu'ils n'ont point de vraie sagesse ni de vraie religion. Voilà pourquoi leur philosophie n'a pu comprendre la vérité, et pourquoi leur religion n'a pu rendre raison de son culte, parce qu'il n'en a en effet aucune.
Quand la sagesse et la religion sont unies, elles sont toutes deux véritables. Notre religion doit être éclairée; parce que nous sommes obligés de connaître ce que nous adorons ; mais notre connaissance doit aussi être agissante, c'est-à-dire qu'elle nous doit faire pratiquer le bien que nous connaissons. Mais où est-ce que la sagesse et la religion sont unies, si ce n'est où l'on n'adore qu'un Dieu, et où les prêtres qui lui offrent des sacrifices enseignent la sagesse ?
Que personne ne doute de la vérité de ce que je dis, sous prétexte qu'il se peut faire, et qu'il est même peut-être arrivé, que les philosophes ont été prêtres des dieux. Alors la philosophie a été oisive durant l'exercice de la religion, et la religion est demeurée muette pendant que la philosophie a parlé. Cette religion-là est en effet muette, non seulement parce que les idoles qu'elle révère le sont, mais aussi parce que tout son exercice consiste dans les mains et non dans la langue ni dans le cœur comme celui de la noire. La sagesse est parmi nous dans la religion, et la religion dans la sagesse : elles ne se séparent point. Etre sage n'est autre chose que de rendre à Dieu le culte qui lui est dû. Pour ce qui est du culte de plusieurs dieux, il est contraire à la nature, comme il est aisé de le prouver par cet argument. Dans les prières que l'homme fait à Dieu, il l'appelle père, et il en doit user ainsi non seulement par honneur, mais par raison, parce que Dieu est supérieur à l'homme, et qu'il lui donne la vie et les aliments qui la conservent.
C'est donc pour cela que Jupiter, Saturne, Janus, Bacchus et les autres, sont appelés pères par ceux qui les prient, ce dont Lucilius se moque dans l'assemblée des dieux, comme d'une extravagance qui rendrait les dieux les pères communs de tous les hommes et tous les hommes les enfants communs de tous les dieux.
Que s'il est contre la nature qu'un homme ait plusieurs pères, il est contre la nature et contre la piété qu'il adore plusieurs dieux;
il ne doit adorer que celui qu'il peut appeler véritablement son père et son seigneur. Dieu est père parce qu'il répand sur nous les biens en abondance; il est seigneur parce qu'il a un pouvoir absolu de nous châtier. Tout père est seigneur par le droit civil ; il ne pourrait élever ses enfants s'il n'avait sur eux un pouvoir absolu. C'est pour cela qu'on appelle père de famille ceux mêmes qui n'ont point d'enfants. Le nom de père s'étend jusqu'aux esclaves, et le nom de famille s'étend jusqu'aux enfants. Le même homme est le père de ses esclaves et le seigneur de ses enfants; il affranchit son fils de sa puissance aussi bien que ses esclaves, et un esclave affranchi prend le nom de son patron, de la même manière qu'un fils prend le nom de son père. On l'appelle père de famille pour marquer le double pouvoir qu'il a entre les mains, et pour l'avertir d'user quelquefois de l'indulgence d'un père, et quelquefois aussi de la rigueur d'un maître. L'esclave est comme le fils de son maître, et le maître est comme le père de son esclave. Comme par l'ordre de la nature on ne peut avoir qu'un père, on ne peut aussi avoir qu'un maître. Que ferait un serviteur qui aurait plusieurs maîtres, desquels il recevrait en même temps des commandements différents? Le culte de plusieurs dieux est donc également contraire à la raison et à la nature, puisque les dieux doivent être appelés et nos pères et nos seigneurs, et qu'il est impossible que nous en ayons plusieurs.
L'homme ne peut arriver à la connaissance de la vérité, quand il a l'esprit partagé et qu'il obéit à plusieurs pères et à plusieurs maîtres. Une religion qui n'a point de demeure stable et certaine ne peut subsister. Le culte qui nous soumet à plusieurs dieux ne peut être véritable, non plus que le mariage qui lierait une femme à plusieurs hommes. Ce ne serait pas une femme légitime, ce serait ou une adultère ou une prostituée qui n'aurait ni pudeur, ni chasteté, ni fidélité, ni vertu. Ainsi la religion qui sert plusieurs dieux est une impudique et une infâme, qui n'a point de fidélité et qui ne leur rend point d'honneur certain ni solide.