CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de sainte Marcella.
Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous apporta d'Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens, s'étant rachetés en donnant ce qu'ils avaient d'or et d'argent, on les avait encore assiégés de nouveau afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais et mes sanglots interrompent mes paroles : cette ville qui avait conquis tout le monde se trouve conquise, ou pour mieux dire elle périt par la faim avant que de périr par l'épée; et il n'y resta quasi plus personne que l'on pût réduire en servitude. La rage qu'inspirait la faim les avait portés jusqu'à manger des viandes abominables; ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir, et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas même aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu'elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage; elles ont violé la sainteté de votre temple, saccagé Jérusalem, donné les corps morts de vos saints en pâture aux oiseaux du ciel et leur chair à dévorer aux animaux de la terre; elles ont répandu leur sang comme de l'eau tout autour de la sainte cité, et il ne se trouvait personne pour les enterrer.»
Quels cris et quels sanglots par leur triste langage
Pourraient de cette nuit raconter le carnage?
Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs,
Pourrait de tant de maux égaler les douleurs?
Cette ville superbe et si longtemps régnante
Tombe et nomme en tombant la fortune inconstante;
Elle nage en son sang, et la rigueur du sort
Y montre eu cent façons l'image de la mort.
En cette horrible confusion les victorieux, tout couverts de sang, entrèrent aussi dans la maison de Marcella. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j'ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu'elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que, l'accompagnant dans ce péril, vous ne courûtes pas moins de danger. Ils assurent donc qu'elle reçut sans s'étonner et d'un visage ferme ces furieux, lesquels lui demandant de l'argent, elle leur répondit qu'une personne qui portait une aussi méchante robe qu'était la sienne n'était. pas pour avoir caché des trésors dans la terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ses paroles; mais ils la fouettèrent cruellement, et elle, se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait autre grâce sinon qu'ils ne vous séparassent point d'avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fit recevoir des outrages et des violences qu'elle n'avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du coeur de ces barbares : la compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang; et vous ayant menées toutes deux dans l'église de saint Paul, pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l'argent ou pour vous y faire trouver un sépulcre, on dit qu'elle fut comblée d'une telle joie qu'elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu'ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service; de ce que la captivité l'avait trouvée, mais non pas rendue pauvre; de ce qu'il n’avait point de jour que, pour être nourrie, elle n'eût besoin qu'on lui fit quelque charité; de ce qu'étant rassasiée de son Sauveur, elle ne sentait pas la faim, et de ce que l'état où elle était réduite pouvait, aussi bien que sa langue, lui faire dire : « Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère, et j'entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie son saint nom soit béni! »
Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s'endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu'elle avait dans sa pauvreté, ou, pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux ; elle rendit l'esprit entre les baisers que vous lui donniez, et, trempée de vos larmes, elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d'aller jouir des récompenses qui l'attendaient dans le ciel.
Voilà, bienheureuse Marcella que je ne saurais trop révérer, voilà, ô Principia, sa chère fille, ce que j'ai dicté en une nuit pour m'acquitter de ce que je vous dois à toutes deux. Vous n'y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l'une et envers l'autre, et un désir de plaire à Dieu et à ceux qui le liront.