XXI.
Si on se contentait de dire que ces dieux ont comme nous chair, sang, faculté de se reproduire; qu'ils ont nos passions ou nos maladies, telles que la colère, l'ardeur des désirs, je ne devrais pas leur épargner le ridicule et le sarcasme; car tout cela ne peut convenir à la Divinité; passe encore qu'ils soient faits de chair, mais du moins qu'ils soient supérieurs à la colère, à la fureur; qu'on ne voie pas Minerve:
« Enflammée contre Jupiter son père, car elle était entrée dans une violente colère. »
Que Junon ne nous présente point un pareil spectacle :
« La fille de Saturne ne put contenir dans son cœur son assentiment, mais elle parla. »
Que la douleur ne puisse les atteindre, et qu'on n'entende pas Jupiter s'écrier amèrement :
« Ô douleur ! Je vois fuir de mes propres yeux, autour des remparts, un guerrier qui m'est bien cher, et mon cœur en est brisé. »
Je dis même qu'il y a faiblesse, déraison dans l'homme, à se laisser vaincre par la colère et la douleur.
Que penser donc, quand je vois le père des hommes et des dieux pleurer son fils et le regretter en ces termes ;
« Infortuné que je suis ! le cruel destin fait tomber Sarpédon, le plus cher de mes guerriers, sous les coups de Patrocle, fils de Ménétiade? »
Que dirai-je, quand il ne peut, avec toutes ses lamentations, l'arracher à la mort :
« Sarpédon est fils de Jupiter, et son père lui-même ne vient point au secours de son fils?
Qui ne se récriera contre la folie de ces hommes qui viennent, sur la foi de pareilles fables, établir leur respect pour la Divinité, ou plutôt leur athéisme? Encore une fois, que ces dieux aient un corps, si vous le voulez, mais que ce corps soit invulnérable, et que je n'entende pas Vénus, atteinte par le fer de Diomède, s'écrier :
« Le fils de Tydée, le superbe Diomède, m'a blessée. »
Que son cœur ne le soit point par le Dieu Mars :
« Vénus, fille de Jupiter, dit Vulcain, me déshonore toujours, et elle aime le cruel Mars. »
Que Mars, lui-même ne se plaigne point des coups de Diomède:
«Il a, dit-il, déchiré mon beau corps. »
Ce Dieu terrible dans les combats, ce puissant auxiliaire de Jupiter contre les Titans, se trouve plus faible qu'un mortel :
« Mars, brandissant sa lance, était comme un furieux. »
Taisez-vous donc, Homère ! Un Dieu ne connaît point la fureur ; et vous me vantez un dieu souillé de sang et fatal aux hommes.
« Mars, Mars, fléau des humains, souillé de meurtres. » Vous me racontez son adultère et les chaînes dont il fut lié:
« Les deux amants gagnèrent leur couche et s'endormirent; mais les chaînes, fabriquées par la prudence de Vulcain, les enveloppèrent bientôt de toutes parts, et ils ne pouvaient se remuer en aucune manière. »
Quand donc les poètes cesseront-ils de se permettre, à regard de leurs dieux, tant de puérilités sacrilèges? Cœlus est mutilé, Saturne est chargé de fers et précipité dans le Tartare, les Titans se révoltent, le Styx meurt dans un combat ; vous le voyez, déjà même ils les font mortels. Ces dieux brûlent entre eux d'un coupable amour, et même à l'égard des hommes.
« Vénus conçut Enée d'Anchise, sur le mont Ida ; quoique déesse, elle s'unit à un mortel. »
Or, je vous le demande, n'est-ce pas là brûler d'amour? N'est-ce pas avoir toutes nos faiblesses? Mais s'ils sont dieux, doivent-ils sentir l'atteinte des passions? Quand même un dieu, par une permission divine, revêtirait notre chair, se¬rait-il pour cela esclave des passions humaines? Ecoutez cependant ce que dit Jupiter :
« Jamais ni femme ni déesse n'a embrasé mon âme d'un tel feu, ni lorsque je fus épris d'amour pour l'épouse d'Ixion, ni lorsque je brûlais pour la belle Danaé, fille d'Acrisius, ni la fille du valeureux Phénix, ni Sémélé, ni Alcmène de Thèbes, ni Cérès, reine à la belle chevelure ; ni l'illustre Latone, ni toi-même, ne m'avez jamais inspiré tant d'ardeurs. »
Celui qui tient ce langage est créé et sujet à la corruption, n'a rien d'un dieu; il en est même parmi ces dieux qui ont été les esclaves des hommes :
«Ô maison royale d'Admète, dit Apollon, où tout dieu que j'étais j'ai partagé la table des moindres esclaves ! »
Il conduisit des troupeaux :
« Etant entré dans cette contrée, je fis paître les bœufs de mon hôte, et je gardai sa maison. »
Ainsi donc Admète est au-dessus d'un dieu. Prophète dont on vante la sagesse, ô toi qui annonçais l'avenir ! non-seulement tu n'as pas prédit la mort d'Amasis, mais tu l'as tué de ta propre main :
« Je croyais, dit Eschyle, que la céleste bouche d'Apollon ne connaissait point le mensonge, qu'elle était la source de la science où puisent les augures. »
C'est ainsi qu'Eschyle se moque d'Apollon, comme d'un faux prophète; il ajoute :
« Celui même qui chante, celui qui est présent au festin, celui qui a dit ces choses, celui-là même, ô dieux ! a tué mon fils. »