Chapitre XXXIV. DE L'OBJET DE LA DÉLIBÉRATION.
Avant de parler de l'objet de la délibération, il est bon de dire d'abord en quoi la délibération diffère de l'examen. Car la délibération et l'examen sont des choses très différentes, bien que dans la délibération l'on examine quelque chose. Nous examinons, par exemple, si le soleil est plus grand que la terre ; mais personne ne dira, je délibère si le soleil est plus grand que la terre. L'examen est effectivement une espèce de délibération ; mais il a plus de généralité : car, toute délibération est un examen, tandis que tout examen n'est pas une délibération. Cela est évident. Nous disons cependant quelquefois examiner, pour délibérer : par exemple, j'examine si je dois naviguer. D'autres fois aussi, nous disons examiner, pour connaître : par exemple, j'examine les sciences; mais on ne dira pas, je 200 délibère sur les sciences. C'est ainsi que nous mettons souvent de l'obscurité dans nos discours, en employant les mots dans plusieurs sens, et que noue confondons des choses toutes différentes.
Maintenant que nous avons bien déterminé la différence de ces expressions, il nous reste à dire quelles sont les choses auxquelles notre délibération s'applique. Or, nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous, que nous pouvons faire par nous-mêmes, et qui ont une issue incertaine, c'est-à-dire, qui peuvent arriver d'une manière ou d'une autre. Nous avons dit, au sujet des choses qui dépendent de nous, que nous délibérons seulement sur celles qui ont rapport à la pratique ; car, ce sont le& choses qui dépendent réellement de nous. En effet, noue ne délibérons pas sur la philosophie appelée théorétique; ni sur Dieu; ni sur les choses qui arrivent nécessairement (j'appelle ainsi les choses qui arrivent toujours de la même manière, comme le cercle des saisons); ni sur les choses qui, sans exister toujours; se produisent toujours de la même manière, comme le coucher et le lever du soleil ; ni sur celles qui arrivent naturellement, sans être toujours les mêmes, mais qui arrivent ordinairement, comme la canitie, aux hommes de soixante ans, et la barbe de ceux de vingt; ni sur les phénomènes naturels qui arrivent d'une manière irrégulière, comme la pluie, la sécheresse, la grêle; ni enfin, 201 les choses que l'on dit arriver par hasard, et qui n'ont lieu que rarement.
Nous avons donc dit que notre délibération n'a pour objet que les choses qui dépendent de nous; c'est-à-dire, les choses que nous pouvons faire nous-mêmes : car elle ne peut s'appliquer aux actes des autres hommes, ni à la première chose venue. En effet, nous ne délibérons pas sur la manière dont nos ennemis, ou les peuples éloignés de nous, peuvent le mieux administrer leurs affaires : bien que ce soit pour eux. an sujet de délibération. Nous ne délibérons même pas sur toutes les choses que noue faisons, et qui dépendent de nous ; mais il fout que ces choses puissent avoir une issue incertaine. Car, si leur résultat est évident et incontestable, eues ne donnent pas lieu à la délibération. Nous ne délibérons pas non plus sur les choses qui se font d'après les règles des sciences et des arts, parce que ces règles sont déterminées, à l'exception de celles d'un petit nombre d'arts appelés conjecturaux, comme la médecine, la gymnastique, l'art du pilote. Mais nous délibérons sur ces dernières choses, et sur les autres qui dépendent de nous, que nous pouvons faire nous-mêmes, qui ont une issue incertaine, et qui peuvent se faire d'une manière ou d'une autre.
Nous avons aussi montré que la délibération a pour objet, non la fin, mais les moyens. Nous mettons donc en délibération, non si nous nous 202 enrichirons, niais la manière dont nous pourrons acquérir des richesses. En un mot, nous délibérons seulement sur les choses qui peuvent arriver également de plusieurs manières. Il est bon de présenter encore quelques considérations sur ce sujet, afin de ne pas y laisser la moindre obscurité.
On appelle facultés les moyens que nous avons de faire quelque chose. Car noue avons la faculté de faire tout ce que nous faisons : et lorsque nous n'avons pas la faculté de faire une chose, nous ne la faisons pas. L'action est donc unie à la faculté, et celle-ci à la substance : car l'action procède de la faculté; et la faculté procède de la substance, et elle se trouve dans la substance. Il existe donc une liaison entre les trois choses dont nous venons de parler ; savoir : le sujet en qui se trouve la faculté, la faculté elle-même, et le produit de la faculté. Le sujet est la substance; la faculté est le moyen d'agir; et le produit est ce qui résulte de l'application de la faculté.
Les choses qui résultent des facultés sont, les unes nécessaires, les autres contingentes. Les choses nécessaires sont celles qu'on ne peut pas empêcher, ou dont le contraire est impossible. Les contingentes sont celles qu'on peut empêcher, ou dont le contraire est possible. Par exemple, il est nécessaire que l'homme vivant respire, et le contraire est impossible, savoir, que l'homme 203 vive sans respirer : d'an autre côté, il est possible qu'il pleuve aujourd'hui; mais le contraire est aussi possible, savoir, qu'il ne pleuve pas aujourd'hui.
Ensuite, parmi les choses contingentes, les unes arrivent presque toujours; d'autres rarement ; certaines arrivent aussi souvent d'une manière que d'une autre. Par exemple, il est ordinaire que les sexagénaires blanchissent, et il est rare qu'ils ne blanchissent pas; enfin, il est indifférent de marcher ou ne pas marcher, ou, en général, de faire certaines choses ou de ne pas les faire.
Nous délibérons seulement sur les choses qui se font tantôt d'une manière et tantôt d'une autre : or, les choses de cette nature sont celles que nous pouvons faire, et dont nous pouvons aussi faire le contraire. Car, si nous ne pouvions pas également faire une chose, ou son contraire, nous ne délibérerions pas. En effet, personne ne délibère sur ce qui est évident, ni sur ce qui est impossible. Si donc l'un des contraires seulement pouvait se faire, son exécution serait évidente, il n'y aurait pas à hésiter à son sujet, et son contraire serait impossible.