Chapitre Ier. DE LA NATURE DE L'HOMME.
La plupart des philosophes se sont accordés à dire que l'homme est composé d'une âme intelligente et d'un corps unis ensemble de la manière la plus parfaite qu'il soit possible d'imaginer. Mais on peut entendre de deux façons que l'âme est intelligente : car l'intelligence peut être unie à l'âme, comme une chose à une autre, pour la rendre intelligente; ou bien l'âme possède essentiellement l'intelligence, et celle-ci en est la plus belle faculté, de même que l'œil est le plus admirable organe du corps. Quelques-uns, et Plotin1 entre autres, regardant l'âme et l'intelligence comme des choses fort distinctes, veulent que l'homme soit composé de trois parties, savoir : 2 le corps, l'âme et l'intelligence. Cette opinion a été adoptée par Apollinaire2 évêque de Laodicée; il en a même lait la base de sa doctrine, et il l'a développée dans ses écrits3. D'autres, au contraire, ne séparant point l'intelligence de l'âme, disent seulement que l'intelligence en est la faculté fondamentale.
Aristote4 pense que l'homme possède naturellement l'intelligence en puissance, et qu'il reçoit du dehors l'intelligence en acte; que cette dernière n'est point un complément nécessaire de l'essence de l'homme, mais qu'elle lui est utile pour connaître et pour contempler la nature. Il n'y a, dit-il, qu'un petit nombre d'hommes dont l'intelligence soit vraiment en exercice, ce sont seulement ceux qui s'adonnent à la philosophie.
Selon Platon, l'homme n'est pas composé de deux parties, l'âme et le corps; mais c'est une âme servie par un corps5. Car, ne s'attachant qu'à ce qu'il y a de plus relevé dans l'homme, il 3 veut concentrer notre attention sur notre âme, cette essence toute divine, afin que nous y fassions consister notre personnalité, que nous ne recherchions que ses biens, c'est-à-dire les vertus et la piété, et que nous évitions les passions brutales, qui n'appartiennent point à la nature de l'homme, mais plutôt à celle de l'animal, puisque l'homme est un animal.
Au reste, tout le monde s'accorde à regarder l'âme comme la maîtresse du corps ; car elle s'en sert ainsi que d'un instrument ; la mort en fournit une preuve. En effet, dès que l'âme a quitté le corps, celui-ci devient inerte et sans emploi, de même que les instruments restent sans mouvement lorsque l'ouvrier les quitte.
Il est évident que l'homme participe de la nature des êtres inanimée, de celle des êtres animés irraisonnables, et de celle des êtres doués de raison, Il ressemble aux êtres matériels inorganisés parce qu'il a un corps, et qu'il est composé comme eux des quatre éléments; aux végétaux, pour les mêmes raisons, et parce qu'il peut aussi s'alimenter et se reproduire; aux animaux, parce qu'en outre il est capable de se mouvoir à son gré, d'éprouver des appétits, des passions, qu'il sent et qu'il respire comme eux. Toutes ces choses sont communes à l'homme et aux êtres privés de raison, quoiqu'elles soient réparties entre eux d'une manière inégale. Enfin, l'homme ressemble par sa raison aux êtres immatériels et intelligents 4 parce qu'il peut examiner, connaître et juger toutes choses, qu'il peut pratiquer les vertus et principalement la piété qui est le complément de toutes les autres.
L'homme est donc placé comme sur les confins du monde intellectuel et du monde sensible, puisqu'il tient par son corps et par ses facultés physiques aux êtres privés de raison et de vie, et par sa raison aux purs esprits, comme il a été dit précédemment. Il semble, en effet, que le créateur se soit plu à rattacher entre elles par des transitions insensibles les natures les plus différentes, afin de mettre de l'unité dans son œuvre et de la liaison entre toutes ses parties. Cela démontre bien évidemment qu'un seul créateur a présidé à la formation de tous les êtres. Car non-seulement il a constitué chacun d'eux en particulier de la manière la plus parfaite, mais encore il a mis entre tous la plus admirable harmonie. Ainsi il a uni dans chaque animal les choses insensibles comme les os, la graisse, les poils, etc., aux choses sensibles comme les nerfs, la chair et autres semblables; et de ces choses insensibles et sensibles il a fait un ensemble animé, et bien plus, m tout d'une unité parfaite. Il a procédé de la même manière pour le reste : il a établi entre tous lés êtres des gradations insensibles au moyen des ressemblances et des différences de leur nature, de telle sorte qu'e les substances inorganisées ne diffèrent point totalement de 5 celles qui sont douées de la force végétative; que celles-ci à leur tour ne sont pas tout-à-fait séparées des animaux qui possèdent la sensibilité sans avoir la raison; que ces derniers ne sont point entièrement distincts des êtres raisonnables; et qu'il y a entre tous un lien d'origine et de nature.
Une pierre diffère bien d'une autre pierre par certaines propriétés, mais la pierre d'aimant semble s'écarter de la nature des autres en ce qu'elle attire le fer, et qu'elle s'y attache comme si elle voulait y puiser son aliment. Non-seulement elle exerce son action sur un morceau de fer, mais eue semble communiquer sa puissance à plusieurs, qui s'attirent les uns les autres quand ils sont en contact avec elle. En effet, un morceau de fer qui touche une pierre d'aimant attire un autre morceau de fer6.
Le créateur a aussi ménagé une transition bien graduée entre les végétaux et les animaux, et il n'est pas arrivé brusquement des premiers aux êtres doués de la faculté de se mouvoir, et de celle de sentir. Car il a fait des pinnes-marines et des orties de mer une sorte de végétaux sensibles. Il les a enracinées dans la mer comme des plantes, il les a revêtues de coquilles semblables à une écorce, et il les a axées au sol comme des 6 arbrisseaux : cependant il leur a donné le sens du tact qui appartient aux animaux. Elles tiennent donc à la classe des végétaux par leurs racines et leur fixité, et à celle des animaux par le sens du tact. Aristote rapporte7 que l'éponge, bien qu'elle fasse corps avec les rochers, a cependant la propriété de se contracter, et celle de s'ouvrir ou plutôt de se dilater, lorsqu'elle se sent toucher par quelque chose. De là le nom de zoophytes donné depuis longtemps à ces êtres par les naturalistes.
Ensuite le créateur a rapproché des pinnes-marines et des autres êtres semblables les espèces d'animaux capables de locomotion, mais à un faible degré, et qui ne changent presque pas de place : tels sont la plupart des ostracodermes, et ceux qu'on nomme intestins de la terre8. Puis ayant accordé progressivement à ceux-ci un plus grand nombre de sens, à ceux-là une plus grande facilité de locomotion, il est arrivé aux espèces plus parfaites des animaux irraisonnables. J'entends par espèces plus parfaites celles qui possèdent tous les sens, et qui sont douées d'une grande force locomotive.
Enfin, passant des animaux irraisonnables à l'animal raisonnable, c'est-à-dire l'homme, il n'est pas arrivé à lui sans transition, mais il a auparavant accordé à certains autres animaux une 7 sorte de sagacité, de l'industrie et des stratagèmes pour leur conservation, qui les rapprochent des êtres raisonnables ; et il est ainsi arrivé à la création de l'homme, qui est l'animal raisonnable par excellence.
Si l'on examine les sons de la voix, on verra qu'il a suivi la même progression : car, partant du cri simple et uniforme des chevaux et des bœufs, il est arrivé par gradation au chant complexe et varié des corbeaux et des oiseaux qui imitent la voix humaine, puis à la voix articulée et parfaite de l'homme; enfin il a accommodé cette voix articulée à la pensée et au raisonnement pour en faire l'interprète de toutes les émotions de l'âme.
C'est ainsi qu'il a mis entre toutes ses œuvres la plus parfaite harmonie, et que par la création de l'homme il a lié ensemble, comme les parties d'un seul tout, les choses qui tombent sous les sens, et celles qui sont du domaine de la pensée. Aussi Moïse, faisant le récit de la création du monde, dit, avec raison, que l'homme en a été le complément ; non-seulement parce que toutes choses ayant été faites pour lui, il convenait que tout ce qui devait lui servir fut préparé d'avance, et qu'il ne fut créé qu'ensuite; mais encore parce qu'après la création du monde intellectuel et celle du monde sensible il était nécessaire d'établir entre eux une espèce de lien, afin qu'il y eut de l'harmonie et de l'unité dans la nature, et qu'elle 8 ne demeurât pas étrangère à elle-même : l'homme a donc été ce lien. Telle est, en peu de mots, l'œuvre de la sagesse divine.
L'homme se trouve donc placé sur les confins de la nature irraisonnable et de la nature raisonnable : si, s'attachant à son corps, il se concentre dans ses besoins physiques, il aspirera à vivre de la vie des animaux, il sera compté parmi eux, il méritera l'épithète de terrestre que lui donne Saint-Paul, et il s'entendra adresser ces paroles : Tu es poussière, et tu rentreras dans la poussière ; et celles-ci : L'homme s'est mis au rang des animaux dépourvus de raison, et il est' devenu semblable à eux. Hais si, se laissant guider par sa raison, il méprise les voluptés corporelles, il mènera une vie divine, très agréable à Dieu, et très conforme à sa propre nature; et il sera comme un être céleste, selon ces paroles de l'Écriture-Sainte : Ceux qui s'attachent à la terre deviennent semblables à la terre ; ceux qui s'attachent aux choses célestes participent à leur nature.
Ce qu'il y a de plus important pour l'être doué de raison, c'est d'éviter et de fuir le mal, de suivre et de rechercher le bien. Or, il y a une sorte de bien qui a rapport à l'union de l'âme et du corps; il consiste à maintenir l'âme dans sa sphère élevée, et à lui faire regarder le corps comme un serviteur : telles sont les vertus. Il y en a une autre qui appartient proprement à l'âme seule, et qui ne dépend point du corps, telles 9 dont la piété et la contemplation des œuvres de Dieu. Ceux donc qui aspirent à vivre de la vie qui convient à l'homme, et non de celle qui n'appartient qu'à l'animal s'appliquent aux vertus et à la piété. Nous traiterons de ce qui a rapport aux vertus et à la piété après avoir parlé de l'âme et du corps ; car la nature de l'âme n'étant pas encore connue, il serait maintenant déplacé de parier de son action.
Selon les Juifs, l'homme ne fut d'abord ni essentiellement mortel, ni essentiellement immortel, mais il fut placé sur les confins de ces deux manières d'être, afin que s'il s'abandonnait aux affections du corps, il fût soumis aux vicissitudes corporelles, et que s'il leur préférait les biens de l'âme il méritât l'immortalité. Car si Dieu l'avait d'abord créé mortel, il ne l'aurait pas condamné à la mort après son péché : on ne peut, en effet, condamner un être mortel à être sujet à la mort. Si, au contraire, il l'avait créé immortel, il ne lut aurait pas imposé la nécessité de se nourrir d'aliments grossiers, puisqu'un être immortel n'a que faire de ces aliments. Il n'est pas probable d'ailleurs que Dieu, après avoir créé l'homme immortel, s'en soit repenti, et l'ait ensuite dépouillé de son immortalité. En effet, on ne voit pas qu'il ait agi de la sorte à l'égard des anges, après leur chute, car ils sont demeurés immortels, comme auparavant, et ils ont reçu de leur foute un autre châtiment que la mort.
10 Il faut donc admettre cela, ou bien dire que l'homme a été créé mortel, mais avec la possibilité de devenir immortel en se perfectionnant ; ou en d'autres termes, avec l'immortalité en puissance. Or, comme il ne lui était pas avantageux de connaître sa nature avant d'avoir atteint son perfectionnement, il lui fut défendu de manger du fruit de l'arbre de la science. Car les plantes avaient, et ont encore de grandes vertus ; mais alors, au commencement du mondé, comme elles conservaient toute leur pureté primitive, leurs vertus étaient bien plus énergiques.
Il y avait donc un certain fruit qui donnait à ceux qui en mangeaient la connaissance de leur propre nature. Or, Dieu ne voulait pas que l'homme connût sa nature avant d'avoir atteint son perfectionnement, de peur que, préoccupé de ses besoins, il ne songeât qu'à son corps au détriment de son âme. C'est pour cela qu'il lui défendit de manger du fruit de l'arbre de la science. Mais ayant désobéi, et ayant acquis la connaissance de sa nature, l'homme déchut de sa perfectibilité, et il fut assujetti à ses besoins corporels. Il chercha d'abord à se vêtir. Car Moïse dit que ce fut seulement alors qu'il s'aperçut de sa nudité; au lieu qu'auparavant il ne se connaissait pas, et il était comme étranger à lui-même. Étant donc déchu de sa perfectibilité, il déchut en même temps de son immortalité, qu'il recouvrera plus tard, parla grâce de son créateur. 11 Après sa chute, Dieu lui permit de se nourrir de chair ; au lieu qu'avant il lui avait ordonné de se contenter des fruits de la terre, qui se trouvaient dans le paradis. Lorsqu'il eut renoncé à sa perfectibilité, la jouissance du reste lui fut accordée.
Puisque l'homme est un être corporel, et que tout corps est formé des quatre éléments, il doit nécessairement être assujetti aux mêmes vicissitudes que ces éléments, et être susceptible, comme tous les corps, de division, de changement et de dépérissement : de changement par l'altération de ses qualités, et de dépérissement par la déperdition de sa substance. Car l'animal perd constamment sa substance par les pores visibles et invisibles dont nous parlerons phis tard. Il faut donc nécessairement que les molécules perdues soient remplacées par d'autres semblables, ou que l'animal meure par suite de son épuisement. Mais comme ces molécules sont les unes solides, d'autres liquides, et d'autres aériformes, l'animal a besoin d'aliments solides, liquides, et d'air. Les aliments solides et liquides nous sont fournis par les éléments mêmes qui nous composent. En effet, toute chose trouve son aliment dans ce qui est de sa nature, ou dans ce qui lui ressemble, et son remède dans ce qui lui est opposé.
Nous tirons notre nourriture des éléments, tantôt d'une manière directe, et tantôt d'une manière indirecte. C'est ainsi, par exemple, qu'il nous 12 arrive d'absorber l'eau, quelquefois directement, en la buvant pure, et d'autres fois indirectement, au moyen du vin, de l'huile, et de tous les fruits appelés aqueux : car le vin n'est pas autre chose que de l'eau modifiée par la vigne. De même nous absorbons les particules ignées, tantôt en recevant directement l'impression du feu, et tantôt par le moyen des choses qui nous servent d'aliment et de breuvage; car toutes renferment plus ou moins de ces particules. Il en est de même de l'air : nous l'absorbons tantôt directement, en le respirant, et en y demeurant plongés, et tantôt indirectement, au moyen de toutes les choses qui nous fournissent un aliment ou un breuvage. Quant à la terre, nous ne l'absorbons jamais directement, mais seulement d'une manière indirecte : car la terre se change en blé, et le blé devient notre nourriture. Souvent, il est vrai, les alouettes, les colombes, et les perdrix mangent de la terre9; mais pour l'homme, il ne se nourrit de la terre que par l'intermédiaire des graines, des fruits et des viandes.
Ce n'est point seulement pour nous embellir, mais c'est encore pour noua donner ce tact exquis par lequel l'homme est infiniment supérieur à tous les animaux, que Dieu ne nous a pas revêtus d'une peau épaisse, comme les bœufs et les autres pachydermes; ni de poils longs et épais, comme 13 les moutons et les chèvres; ni d'écaillés, comme les serpents et les poissons; ni de coquilles, comme les tortues et les huîtres; ni d'une cuirasse, comme les crabes; ni de plumes comme les oiseaux : mais aussi nous avons besoin de vêtements pour nous tenir lieu de l'enveloppe que la nature a accordée aux autres animaux.
Voilà donc pourquoi nous devons nous alimenter et nous vêtir. Les maisons nous sont nécessaires pour les mêmes raisons, et aussi pour nous garantir des atteintes des bêtes féroces.
Les médecins et les remèdes nous sont aussi devenus nécessaires à cause de l'altération de nos organes et du dérangement de notre économie animale. Lorsqu'un changement nuisible se manifeste dans notre constitution, nous sommes obligés d'avoir recours à son contraire pour rétablir l'équilibre, et pour retrouver l'harmonie de notre corps. Mais, il ne faut pas croire, comme certaines personnes, que les médecins se proposent de refroidir le corps lorsqu'il est trop échauffé; ils ont seulement pour but de le ramener à une température convenable : car s'ils refroidissaient trop le corps ils lui occasionneraient une maladie opposée à la première.
L'homme a donc besoin de nourriture et de breuvage à cause de ses pertes et de ses sécrétions; d'habits parce que la nature ne l'a pas vêtu d'une manière suffisante; de maisons à cause des intempéries de l'air, et des attaques des bêtes 14 féroces; enfin de la médecine à cause des altérations qui peuvent survenir dans sa constitution, et de sa sensibilité physique ; car si nous étions dénués de cette sensibilité, nous n'éprouverions pas de douleur, ni par conséquent de besoin de guérison, et nous péririons bientôt parce que l'ignorance de notre mal nous empêcherait d'en chercher le remède.
C'est à cause des arts, des sciences et de leurs nombreux usages que nous avons besoin les uns des autres ; et, parce que nous avons besoin les uns des autres, nous nous réunissons en grand nombre dans un même lieu pour communiquer ensemble, et pour nous aider mutuellement dans les nécessités de la vie. Nous avons donné le nom de cité à cette agglomération des hommes, et à ce rapprochement des demeures, qui ont pour but de faire cesser l'isolement et d'accroître nos ressources. Car l'homme est un être né pour la réunion et pour la société : nul ne peut se suffire à lui-même en toutes circonstances. Il est donc évident que les villes doivent leur origine à la nécessité du commerce social et de la culture des sciences.
L'homme a reçu en partage deux inestimables privilèges. En effet, il est le seul être qui puisse obtenir le pardon de ses fautes par le repentir ; et il est aussi le seul dont le corps, quoique mortel, puisse devenir immortel. De ces deux choses, la première, qui concerne l'âme, lui a 15 été accordée en considération de son corps; la seconde, qui concerne le corps, loi a été accordée en considération de son âme.
D'abord l'homme est le seul des êtres raisonnables qui puisse obtenir le pardon de ses foutes par le repentir : car ni les démons, ni les anges n'ont cette prérogative; et Dieu a donné en cela une grande preuve de la justice et de la miséricorde que nous comptons parmi ses attributs. Il était juste, en effet, que le repentir ne méritât pas le pardon aux anges, qui ne sont point assujettis à la plus puissante cause de péché, puisqu'ils sont exempts, par leur nature, des passions, des besoins et des plaisirs du corps. Quant à l'homme, il n'est pas seulement un être raisonnable, il est encore un animal : or, les besoins et les passions de l'animal troublent souvent la raison. Lors donc que, revenu de ses égarements, il tâche de n'y plus retomber, et qu'il cherche un asile dans la vertu, il se rend digne du pardon que lui accorde un Dieu juste et miséricordieux. Et de même que le rire10 est particulier à l'homme, puisqu'il n'appartient qu'à lui, et que tous les hommes ont toujours pu rire; de même aussi, dans ce qui a rapport à la grâce, c'est une chose particulière à l'homme, et qui le distingue des autres êtres intelligents, que de pouvoir mériter par le repentir la rémission de ses foutes. En effet, cette faveur 16 n'a été accordée qu'à l'homme seulement, et elle a toujours été accordée à tous les hommes, pendant toute la durée de la vie terrestre : mais après la mort il n'en est plus ainsi
Quelques-uns veulent que les anges, pareillement, ne soient plus susceptibles depuis leur déchéance, d'obtenir le pardon par le repentir; car cette déchéance est pour eux une sorte de mort. Mais avant d'être déchus ils pouvaient obtenir le pardon, de même que les hommes pendant leur vie. Comme ils ne se sont point repentis, ils ont été condamnés à une peine irrémissible et éternelle, qui, du reste, n'est qu'un juste châtiment de leur faute. Il résulte donc évidemment de ce que nous venons de dire, que ceux qui n'admettent point les bons effets du repentir ôtent à l'homme une de ses prérogatives les plus précieuses et les plus spéciales.
Un autre privilège inestimable de l'homme, et qu'il possède seul parmi tous les animaux, c'est qu'après sa mort son corps ressuscite pour jouir de l'immortalité. Ce privilège lui est accordé à cause de l'immortalité de son âme, de même qu'il a obtenu le premier en considération de la faiblesse et des nombreuses infirmités de son corps.
C'est aussi à l'homme seul qu'appartiennent la connaissance des arts et des sciences, et leurs diverses applications. De là vient qu'on le définit un animal raisonnable, mortel, capable 17 d'intelligence et de science11. Un animal, parce que l'homme est un être animé, doué de sensibilité, or, c'est ainsi que l'on définit l'animal; raisonnable, afin de le distinguer des êtres irraisonnables ; mortel, afin de le distinguer des autres êtres raisonnables, qui sont immortels; enfin, capable d'intelligence et de science, parce que c'est par l'étude que nous acquérons les arts et les sciences. À la vérité, nous avons une disposition naturelle à l'intelligence et & la science, mais ce n*est que par le travail que nous les acquérons réellement. On dit cependant que cette dernière partie est superflue dans la définition de l'homme, et qu'on pourrait très bien s'en passer. Mais comme certaines personnes admettent l'existence de nymphes et de génies qui, sans être immortels, vivent fort longtemps, afin de ne pas confondre l'homme avec eux, il a fallu ajouter qu'il est capable d'intelligence et de science. Car les êtres dont nous venons de parler n'acquièrent point par l'étude les connaissances qu'ils possèdent; leur science est innée.
Selon les Juifs, le monde entier a été créé pour l'homme. C'est donc à cause de lui qu'il y a des animaux capables de porter des fardeaux, et des bœufs propres au labourage. Puis, c'est à 18 cause de ceux-ci que l'herbe est produite. Car tous les êtres ont été créés ou pour eux-mêmes, ou pour d'autres. Les êtres raisonnables ont été créés pour eux-mêmes; les êtres irraisonnables et les êtres inanimés ont été créés pour d'autres. Mais si ces derniers ont été créés pour d'autres, voyons pour qui. Serait-ce pour les anges? Un homme de bon sens ne peut le supposer. En effet, les êtres.qui ont été créés pour d'autres, l'ont été pour assurer l'existence et la perpétuation de ceux-ci, ou pour leur procurer des jouissances ; puisqu'ils ont toujours pour objet la propagation de leur race, ou leur nourriture, ou leur vêtement, ou leur guérison, ou leur plaisir, ou leur repos. Or, un ange n'a aucun besoin de cette nature. Car il n'est pas question pour lui de propagation de la race, ni de nourriture corporelle, ni de vêtement, ni du reste. Si les anges n'éprouvent pas ces besoins, il est évident que les êtres supérieurs aux anges ne les éprouvent pas non plus ; car ils ont d'autant moins de besoins qu'ils sont plus élevés. Il faut donc chercher un être raisonnable qui éprouve ces besoins. Mais, quel autre que l'homme peut se trouver dans ce cas? Ainsi c'est pour l'homme que les êtres irraisonnables et les êtres inanimés ont été créés. Puis donc qu'ils ont été créés pour lui, comme on l'a montré, l'homme en a été établi le maître. Or, le devoir d'un maître est de se servir, selon la mesure de ses besoins, des êtres qui lui sont 19 soumis; de ne pas en abuser follement et avec insolence, et de ne pas exercer sur eux un empire odieux et tyrannique. C'est donc se rendre coupable, que de faire un mauvais usage des êtres privés de raison ; c'est manquer à la justice, à la dignité du commandement, et agir contre ces paroles de l'Ecriture : Le juste se montre compatissant pour les animaux qui lui sont soumis.
Quelqu'un dira peut-être que rien n'a été créé pour autre chose que pour soi. Séparant donc d'abord les êtres animés des êtres inanimés, voyons si ces derniers ont pu être créés pour eux-mêmes. Mais s'ils ont été créés pour eux-mêmes, comment et de quoi les animaux se nourriront-ils Τ Car nous voyons que les fruits et les plantes que produit la terre sont la nourriture naturelle des animaux, à l'exception du petit nombre des carnassiers; et que les animaux carnassiers eux-mêmes se nourrissent des espèces qui tirent leurs aliments de la terre. C'est ainsi que les loups et les lions font leur pâture des agneaux, des chèvres, des porcs, des biches. De même les aigles se nourrissent de perdrix, de colombes, de lièvres, et d'autres animaux semblables, qui mangent les productions de la terre. Quant aux poissons, ils se dévorent généralement les uns les autres : tous ne vivent cependant pas de chair, mais il y en a qui se nourrissent d'algues et d'autres plantes marines. Car si toutes les espèces de poissons, sans en excepter une seule, 20 devaient se nourrir de chair, il n'en resterait bientôt plus, parce que les uns seraient dévorés, et que d'autres mourraient de faim. Pour prévenir cette destruction, Dieu a voulu que certaines espèces de poissons s'abstinssent de chair, et broutassent les herbes de la mer, si l'on peut s'exprimer ainsi, afin de servir à l'entretien des autres. Car, de même que les algues leur servent d'aliment, elles servent elles-mêmes d'aliment à d'autres, et celles-ci à d'autres encore, de telle sorte qu'au moyen de la nourriture des premières, qui est toujours fournie par ce qu'il y a de terrestre dans la mer, l'existence des autres espèces est assurée. La raison montre donc que les plantes n'ont pas été créées pour elles-mêmes, mais bien pour la nourriture et ta conservation des hommes et des autres animaux. Si donc elles sont créées pour l'homme et pour les animaux, il est évident que les causes de leur production et de leur accroissement ont la même fin. Par conséquent, le mouvement des astres, le ciel, les saisons, la pluie, et les autres choses de ce genre ont pour objet d'assurer le retour constant et périodique des productions de la terre, afin que les espèces qui s'en nourrissent n'en soient jamais dépourvues. Ces choses ont donc été établies à cause des fruits, de même que les fruits ont été créés à cause des animaux et de l'homme.
Reste à examiner si les animaux ont été créés pour eux-mêmes, ou pour l'homme. On pourrait alléguer 21 bien des raisons pour montrer qu'il est absurde de penser que des êtres irraisonnables, soumis à des appétits grossiers, courbée vers la terre, et qui manifestent leur nature servile par leur conformation, aient été créée pour eux-mêmes. La matière est si vaste qu'elle exigerait presque un ouvrage spécial pour être bien traitée; mais comme notre sujet ne nous permet pas de nous y arrêter longtemps, nous nous contenterons d'exposer, en peu de mots, les raisons les plus fortes. Si donc, prenant l'homme pour l'image des choses qui l'entourent, nous jugeons de ces choses par lui, nous trouverons nos arguments dans la nature même de ce qui fait l'objet de nos recherches.
Or, nous voyons que, dans notre âme, la partie irraisonnable et ses deux divisions, savoir, la convoitise et la colère, sont soumises à la partie raisonnable. Celle-ci est la maitresse, celles-là sont les esclaves; celle-ω donne des ordres, celles-là les reçoivent, et les exécutent toutes les fois que la raison a besoin d'elles, tant que l'homme vit conformément à la nature. Mais puisque la partie raisonnable de notre âme gouverne la partie privée de raison, n'est-il pas vraisemblable qu'elle gouverne aussi les autres choses irraisonnables du dehors, et que ces choses lui ont été soumises pour son utilité. Car, en vertu des lois de la nature, ce qui est irraisonnable obéit à ce qui est raisonnable, comme on l'a vu par ce qui se passe en nous.
Un autre argument se tire de la constitution d'un grand nombre d'animaux, qui semble avoir été appropriée au service de l'homme : ainsi les bœufs, et toutes les bêtes de somme, paraissent destinés à l'agriculture et au transport dès fardeaux; la plupart des animaux, qui vivent dans l'air, dans l'eau et sur la terre, semblent avoir été créés pour son utilité, ou pour son plaisir. Hais, si toutes les espèces d'animaux ne sont pas utiles à l'homme, si quelques-unes même lui sont nuisibles, il fout savoir qu'après la création des animaux utiles, tous les autres, dont l'existence était possible, furent aussi mis au monde, afin de compléter l'œuvre du créateur. D'ailleurs, ces derniers ne sont pas tout-à-fait en dehors de l'utilité de l'homme, et la raison sait tirer parti même des plus nuisibles, car elle trouve en eux le remède de leurs blessures et de quelques maladies. Telles sont certaines préparations appelées thériaques, qu'elle a composées, afin de se fortifier contre eux-mêmes, avec leurs propres armes, et de se servir d'eux comme d'ennemis subjugué». Dieu a aussi donné à l'homme mille moyens de les écarter, de se garantir de leurs attaques, et de les repousser. Toutes les choses ont donc leur utilité particulière, mais, toutes aussi, ont pour objet commun le service de l'homme, sans en excepter même celles qui semblent inutiles à ses besoins.
Il faut aussi remarquer que nous considérons 13 les choses dans l'état actuel. Mais, dans le principe, aucun animal n'aurait eu l'audace de nuire à L'homme; en effet, tous étaient ses esclaves, tous lui étaient soumis, et lui obéissaient, tant qu'il commandait lui-même à ses passions, et à ce qu'il y a d'irraisonnable en lui. Ce ne fut que lorsqu'il ne maîtrisa plus ses passions, et qu'il se laissa, au contraire, dominer par elles, qu'il perdit aussi, avec raison, son empire sur les bêtes féroces : car leurs attaques ne vinrent qu'après sa foute. On reconnaît la vérité de cela par l'exemple de ceux qui ont mené une vie sainte. Car on les a vus dompter la fureur des bêtes féroces : c'est ainsi que Daniel triompha des lions, et Paul du venin de la vipère.
Comment n'admirerait-on pas la noblesse de cet être, qui réunit en lui les choses mortelles, et les immortelles; qui associe les choses raisonnables aux irraisonnables; qui offre dans sa nature l'image dé la création toute entière, ce qui a fait dire de lui qu'il est un microcosme ; que Dieu a jugé digne de tant de soins; en vue de qui est produit tout ce qui est et ce qui sera ; pour lequel, même, Dieu s'est fait homme; qui fuit la mort, et tend à l'immortalité; qui a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, pour régner dans le ciel; qui vit avec le Christ; qui est le fils de Dieu ; de qui relève tout commandement, et toute puissance?
Pourrait-on énumérer tous les privilèges de cet 24 être? Il traverse les mers; il parcourt le ciel, par la pensée; il prend connaissance du mouvement, de la distance, et de la grandeur des astres; il jouit de tous les biens de la terre et de la mer; il dompte les bêtes féroces et les monstres marins; il perfectionné toute science, tout art, et toute méthode; au moyen des lettres, il s'entretient avec qui il veut, malgré l'éloigneraient, sans que «m corps y mette le moindre-obstacle; il prédit l'avenir; il commande à tout; il domine sur tout; il jouit de tout; il entre en communication avec Dieu, et avec les anges; il règne sur toute la création; il maîtrise les démons; il étudie la nature des choses; il médite sur la divinité; il devient la demeure, et le temple de Dieu; et il entre en possession de tous ces avantages par les vertus, et par la piété. Hais, pour qu'on ne nous accuse pas de présenter un éloge déplacé de l'homme, au lieu d'en foire connaître la nature, comme nous nous le sommes proposé, nous allons cesser de parler sur ce sujet, quoique ce soit faire connaître la nature de l'homme que d'en exposer les prérogatives.
Connaissant donc notre noblesse, et notre céleste origine, n'avilissons pas notre nature, ne nous montrons pas indignes de si grands avantages, ne nous privons pas nous-mêmes de tant de puissance, de gloire et de bonheur, en préférant des plaisirs fragiles, et de courte durée, la une félicité éternelle. Conservons plutôt notre 25 noblesse par la pratique du bien, et la fuite du mal, par la prière, et par une volonté droite, à laquelle Dieu vient toujours en aide. Hais, nous nous sommes assez étendus sur cette matière.
Puis donc que l'on s'accorde généralement à regarder l'homme comme composé d'une âme et d'un corps; afin de procéder avec ordre, nous allons d'abord parler de l'âme, en passant sous silence les questions trop subtiles, trop épineuses, et trop difficiles pour l'intelligence du plus grand nombre.
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Non-seulement Plotin ne regardait pas l'intelligence comme une faculté de rame, mais, bien plus, il pensait que l'âme elle-même est une émanation, un produit de l'intelligence. ↩
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II y a eu, dans le ive siècle après J.-C., deux philosophes de ce nom, le père et le fils, qui ont ouvert des écoles à Béryte et à Laodicée. Le fils dont il est ici question est mort en 381. De leurs nombreux ouvrages il ne nous reste que l'Interprétation des Pseaumes, en vers grecs, et la tragédie du Christ souffrant, ↩
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St-Augustin dit dans son traité du symbole : L'homme est composé de trois parties, l'esprit, l'âme et le corps; il est ainsi l'image de la très Sainte-Trinité. ↩
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Liv. II de l'âme, chap. Ier. ↩
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L'homme, dit M. de Bonald, est une intelligence servie par des organes. ↩
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Ces observations supposent de nombreuses expériences, et il est impossible que Némésius n'ait pas eu connaissance de la propriété qu'a l'aimant de se tourner vers le nord. ↩
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Hist. des anim., liv. ι, chap. i. ↩
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τὰ καλούμενα γῆς ἔντερα. ↩
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Plusieurs insectes, et, entre autres, les podurides, se nourrissent d'humus et de sucs terreux. ↩
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Les anciens philosophes appelaient l'homme Ζῶον γελαστικόν, parce qu'il est le seul animal qui ait la faculté de rire. ↩
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Δι' ὃ καὶ τὸν ἄνθρωπον ὁρίζονται, ζῶον λογικὸν, θνητὸν, νοῦ καὶ ἐπιστήμης δεκτικόν. On trouve cette définition de l'homme dans Sextus Sempiricus. Hypotyp. Pyrrhon. liv. ii, chap. v. ↩