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Mais, ceux que dirige un évêque sont, pour la plupart, enlacés dans une multitude de liens et de soucis qui diminuent leur ardeur pour les exercices spirituels. De là, pour le maître, la nécessité de répandre presque tous les jours la semence évangélique, afin que le grain de la doctrine prévale, par son abondance, dans les âmes de ses auditeurs. L’excès des richesses, la grandeur du pouvoir, la langueur qu’engendre la mollesse, et beaucoup d’autres causés encore étouffent les germes du bien dans les âmes souvent les épines sont si épaisses qu’elles ne laissent pas même tomber la semence jusqu’à terre. D’un autre côté l’excès de la misère, l’asservissement où réduit la pauvreté, les injures et les rebuts auxquels elle expose, et mille maux de la même nature détournent de l’application aux choses divines.
Quant aux péchés , l’évêque n’en connaît pas même la plus petite partie. Comment le pourrait-il, puisqu’il ne connaît pas même de vue la plus grande partie de son troupeau? Telles sont les grandes difficultés qu’il éprouve de la part de son peuple. Mais, qu’elles lui paraîtront peu de chose, s’il envisage ses obligations envers Dieu, tant celles-ci exigent de sa part un zèle plus grand , une vigilance plus attentive. En effet, celui qui fait la fonction d’ambassadeur auprès de Dieu pour toute une ville, que dis-je une ville? pour tout l’univers, et qui prie Dieu d’être indulgent pour les péchés de tous les hommes, non pas seulement des vivants, mais aussi des morts, je te le demande, quel homme doit-il être?
Je doute que la liberté dont un Moïse, un Elie jouissaient auprès du Seigneur, fût suffisante pour une semblable prière. Représentant du monde tout entier, Père commun de tous, c’est à ce titre que le prêtre s’approche de Dieu, pour lui demander l’extinction des guerres en tout lieu, l’apaisement des troubles, la paix, la prospérité et le prompt éloignement des calamites qui menacent les empires comme les individus. Chargé de prier pour tous, il doit l’emporter sur tous, autant qu’un protecteur l’emporte naturellement sur ceux qu’il protége.
Mais lorsqu’il invoque l’Esprit-Saint et qu’il célèbre le redoutable sacrifice , lorsque dans ses mains il tient le souverain Maître de toute la nature, je te le demande, à quel rang le placerons-nous? Quelle pureté, quelle piété n’exigerons-nous pas de lui? Quelles doivent être les mains, instruments de tels mystères! quelle, la langue chargée d’articuler les paroles que nous savons! Y a-t-il un degré de sainteté, de pureté auquel ne doive s’élever une âme qui reçoit en elle l’Esprit de Dieu?
C’est alors que les anges assistent le prêtre, que toute l’armée des célestes puissances chante, en remplissant tout l’espace qui est autour de l’autel, pour faire honneur à la victime qui y est gisante. Peut-on en douter quand on considère la grandeur du mystère qui s’accomplit eu ce moment?
Quelqu’un m’a raconté le fait suivant, qu’il tenait d’un témoin, vieillard vénérable, homme d’une sainteté admirable et accoutumé aux révélations d’en-haut. Voici la vision dont il avait été honoré: Il avait vu, assurait-il, au moment où les sacrés mystères s’accomplissent, apparaître tout à coup une multitude d’anges; quoique éblouis d’un tel spectacle, ses yeux mortels avaient distingué leurs vêtements d’une (615) blancheur éclatante; ils environnaient l’autel, ils s’inclinaient comme des soldats en présence de leur roi. Et je le crois. Un autre me racontait encore non plus ce qu’il avait appris d’un tiers, mais ce qu’il avait vu lui-même, ce qu’il avait ouï : que sur le point de sortir de ce monde, ceux qui ont participé aux saints mystères avec une conscience pure sont mis sous la garde des anges, qui les escortent dans ce passage par égard pour Celui qu’ils ont reçu dans leur sein. Ne frissonnes-tu pas à l’idée de pousser à un si auguste ministère une âme telle que la mienne, d’élever à la dignité des prêtres un homme comme moi, dont les vêtements sont encore pleins de souillure , un homme que Jésus-Christ a chassé de l’assemblée des conviés? (Matth. XXII 13.) L’âme des prêtres doit resplendir comme l’astre qui éclaire le monde. Mais la mienne est tellement enveloppée des noires vapeurs qui s’exhalent d’une conscience impure, qu’elle n’ose se montrer ni arrêter un regard de confiance sur son divin Maître. Les prêtres sont le sel de la terre, et moi je ne me fais remarquer que par mon peu de sagesse et une incapacité universelle que personne ne saurait tolérer, excepté ceux qui sont aveuglés par l’excessive amitié qu’ils me portent.
Or, ce n’est pas encore assez d’être pur pour être digne d’un si grand ministère, il faut encore à une grande prudence naturelle unir une expérience très-étendue; il faut connaître les intérêts et les affaires autour desquels s’agite le tourbillon du monde, et tout en les connaissant, en être plus dégagé que les solitaires qui habitent les montagnes. Obligé d’être en relations avec des hommes qui ont des femmes, qui nourrissent des enfants, qui possèdent des serviteurs, qui jouissent de richesses immenses, qui administrent les affaires publiques et gèrent les grandes charges de l’Etat, le dignitaire ecclésiastique doit pour ainsi dire être multiforme; j’emploie ce terme en ayant soin d’en écarter tous sens mauvais, tels que ceux de fourbe, de flatteur, d’hypocrite: j’entends par là que sans rien perdre de sa noble franchise, de sa sincère liberté, il doit savoir condescendre à propos, c’est-à-dire lorsque les circonstances le demandent, et être en même temps bon et ferme. Tous les sujets ne doivent point être gouvernés selon une méthode uniforme, ni tous les malades être guéris par les mêmes remèdes, ni tous les vents être combattus par le pilote avec une même manoeuvre. Or des tempêtes continuelles assaillent le vaisseau de l’Eglise, tempêtes qui ne viennent pas toutes du dehors, mais qui naissent aussi dans son sein. Il faut donc tout à la fois de la condescendance et de la sévérité.