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Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ; « Reprenez-le, mais seul à seul».
« Et s’il vous écoute, vous avez, gagné votre frère ». Que veut dire cette parole : « Et s’il vous écoute »? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, « vous aurez gagné votre frère ». Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, « vous aurez gagné votre frère » montrant par ce mot de «gagner », que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul; mais « vous gagnez votre frère » pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.
Jésus-Christ nous adonné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : « Si lorsque vous présentez votre don à l’autel », dit-il, « vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère »(Matt. V, 23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : « Remettez nous nos dettes comme nous les « remettons à ceux qui nous doivent ». Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’al1er trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement « reprenez-le ».
Comme sa colère l’aveugle, et que la con fusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot: «reprenez-le », ne peut dire autre chose, sinon:
représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.
Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus-Christ vous répond à cela : «S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez «soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46) ». Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous, conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.
Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui ,a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Eglise vienne à son secours.
« Que s’il ne les écoute point, dites-le à «l’Eglise (17) ». Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de 1’Eglise. Il se contente de nous dire: « Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre »; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: « Pourquoi entreprendrai -je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise »? (I Cor. V, 12.) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères
Il veut que nous. leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.
C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.
Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (II Rois, XII, 1.) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.