4.
En voulez-vous une preuve empruntée à l'opération même de la main? Supprimez un doigt, rien qu'un, et vous verrez les autres réduits à l'inaction, incapables désormais d'accomplir leur oeuvre; donc, puisque la perte d'un seul membre est pour tout le corps une difformité, puisque, au contraire, la conservation de ce membre conserve la beauté de tout le reste, ne nous exaltons pas, n'insultons pas nos frères. C'est ce membre chétif qui donne, à cet autre membre si grand, l'éclat de sa beauté, ce sont lés paupières qui ornent les yeux. C'est donc se faire la guerre à soi-même que de la faire à son frère; car on ne fera pas du mal seulement à son frère, mais à soi-même, et le dommage sera grand. Faisons en sorte que nous prévenions de pareils malheurs ; ayons , pour nos proches , autant d'égards que pour nous-mêmes. Cette image prise du corps, transportons-la à l'Eglise, et prenons soin de tous ses membres, comme de nos propres membres. En effet, il y a dans l'Eglise des membres nombreux et divers; les uns recouverts d'honneur, les autres inférieurs par le rang; tels sont les choeurs des vierges, les assemblées des veuves; ajoutons-y encore les chastes communautés des époux, il y a de nombreux degrés pour monter à la vertu., Et de même, en ce qui concerne l'aumône : l'un a prodigué, dépensé tous ses biens, d'autres ne pensent qu'à s'assurer ce qui suffit à leurs besoins, sans rechercher plus que le nécessaire ; d'outrés donnent de leur superflu. Qu'arrive-t-il? C'est que tous s'embellissent mutuellement les uns les autres; si le plus grand méprise le plus petit, c'est à lui-même qu'il fait la plus cruelle blessure; si une vierge outrage une femme mariée, elle perd une grande partie de sa récompense; si celui qui a tout donné, fait des reproches à l'homme qui ne l'a pas imité, il a perdu en grande partie le fruit de ses mérites.
Et que parlé-je de vierges, de veuves et d'hommes qui donnent tous leurs biens aux pauvres? Quoi de plus misérables que les mendiants? et cependant ces mendiants mêmes sont de la plus grande utilité dans l'Eglise; attachés aux portes du temple, ils en font le plus bel ornement; sans eux l'Eglise ne se montrerait pas dans sa plénitude. Dès les premiers temps, les apôtres possédés de ces (500) pensées, établirent, entre tant d'autres lois, la loi concernant les veuves; et ils le firent avec tant de zèle qu'ils mirent sept diacres à leur tête. De même que je compte les évêques, les prêtres, les diacres, les vierges, ceux qui gardent la continence; de même, au nombre des membres de l'Eglise, j'inscris les veuves. Leurs fonctions ne sont pas sans dignité; vous, vous ne venez à l'église que quand il vous plaît, les veuves, c'est jour et nuit qu'elles séjournent dans l'église, en chantant des psaumes; et ce n'est pas seulement l'aumône qui les y retient; elles n'auraient qu'à le vouloir pour aller mendier dans le forum et dans les ruelles; mais elles apportent ici une piété qu'il ne faut pas dédaigner. Voyez, elles sont dans la pauvreté comme dans une fournaise, et cependant vous n'entendrez de leur bouche aucun blasphème, aucune parole d'indignation, ce que tant de femmes riches se permettent si souvent. Ces veuves qui ont faim, on les voit souvent dormir ; d'autres sont continuellement tourmentées par le froid, et cependant leur vie se passe à rendre à Dieu des actions de grâces, à le glorifier. Qu'on leur donne une obole, elles vous bénissent, leurs prières implorent l'effusion des biens sur celui qui leur a donné; qu'on ne leur donne rien, elles se résignent, et même alors, elles bénissent, elles accompagnent l'indifférent de leur affection, en se contentant de leur nourriture journalière.
Bon gré, mal gré, direz-vous, il faut bien qu'elles se résignent. Pourquoi , répondez-moi , pourquoi prononcez-vous cette parole si amère? N'y a-t-il donc pas des industries honteuses, lucratives pour les vieillards, pour les femmes chargées du poids des ans? Si elles ne tenaient pas à vivre dans l'honnêteté, ne pouvaient-elles pas, par ces moyens honteux, se procurer l'abondance ? Ne voyez-vous pas combien grand est le nombre des fournisseurs de voluptés et de ceux qui à cet âge vendent des plaisirs, exercent les professions de ce genre? Leur vie se passe dans les délices; mais, pour nos pauvres, non. Ils aiment mieux mourir de faim, que de déshonorer leur vie, que de trahir leur salut, et ils restent assis, tant que le jour dure, préparant votre salut à vous. Car il n'est pas de médecin, de chirurgien à l'oeuvre, le fer à la main, enlevant les chairs putréfiées, qu'on puisse comparer aux pauvres, étendant la main pour recevoir l'aumône , et guérissant en vous les passions qui vous gonflent; chose admirable encore , ils opèrent sur vous sans douleur cette excellente médication. Et tout autant que nous, qui sommes à la tête du peuple et vous donnons d'utiles avertissements , celui que vous voyez assis devant les portes de l'église vous parle par son silence, par son aspect. Car nous, chaque jour nous vous répétons: abaisse ton orgueil, ô homme, l'homme ne fait que passer; sa nature est fragile, la jeunesse se hâte vers la vieillesse; la beauté vers la laideur; la force vers la faiblesse, l'honneur devient mépris; la santé, infirmité; la gloire, un état misérable; les richesses, de la pauvreté; semblables à un courant impétueux, tout ce que nous sommes est sans consistance, et se précipite dans un abîme.
Et voilà ce que vous disent les pauvres, et ils vous en disent bien plus encore, vous parlant par l'expérience même, ce qui est la plus claire des exhortations. Combien y en a-t-il, de ceux qui sont assis à ces portes, dont la jeunesse fut florissante , et qui ont fait de grandes choses ! Combien y en a-t-il, de ces disgraciés, qui, par la vigueur de leurs membres et par leur beauté, en surpassèrent bien d'autres ! Ne refusez pas de me croire, et gardez-vous de rire. Les exemples de ce genre sont innombrables; ils remplissent la vie; si tant de misérables d'une condition abjecte, sont devenus rois tout à coup, qu'y a-t-il d'étonnant que de grands personnages, comblés de gloire, soient devenus vils et misérables? Le premier exemple certes a bien plus de quoi étonner; quant au dernier, c'est une histoire qui se renouvelle très-souvent. Aussi n'y a-t-il pas lieu de refuser de croire que, dans les arts, dans la profession militaire, dans l'ordre de la fortune, quelques-uns de ces malheureux d'aujourd'hui aient été autrefois florissants; nous devons les plaindre, les couvrir de toute notre sympathie, de notre affection, et, à leur vue, redouter de subir un jour nous-mêmes le même sort. En effet, nous sommes, nous aussi, des hommes, et soumis à la même rapidité de changement. Mais peut-être un de ces insensés pour qui la raillerie est une habitude, critiquera nos paroles et parodiera tout notre discours; et jusques à quand, dira-t-il, vous appliquerez-vous à discourir sans relâche sur les pauvres et les indigents, et à nous prédire. des sinistres, et à (501) nous annoncer d'avance la pauvreté, n'ayant d'autre souci que de faire de nous des mendiants? Non, non; mon souci n'est pas de faire de vous des mendiants, ô hommes; je brûle de vous ouvrir les trésors du ciel. Parler à un homme bien portant de maladie, raconter les douleurs des malades, ce n'est pas pour que la santé devienne une maladie; c'est pour que la santé se conserve; c'est pour que la crainte des malheurs arrivés aux autres corrige la négligence et l'incurie. La pauvreté vous épouvante, le nom seul vous fait frissonner; eh bien ! voilà ce qui nous rend pauvres; c'est que nous craignons la pauvreté, eussions-nous même dix mille talents. Le pauvre n'est pas celui qui n'a rien; c'est celui qui a horreur de la pauvreté ; dans les malheurs, nous ne pleurons pas sur ceux qui souffrent des maux sans nombre ; ce ne sont pas là ceux que nous estimons malheureux, mais ceux qui ne savent pas supporter les malheurs, quelque faibles qu'ils soient; et nous disons que celui qui les souffre avec patience, mérite et couronnes et gloire.
Et pour prouver que c'est là la vérité, quels sont, dans les luttes, ceux qui reçoivent nos éloges? Sont-ce les combattants qui souffrent mille coups sans se plaindre, qui, toujours la tête haute, restent jusqu'au bout à leur poste, ou ceux à qui les premiers coups font prendre la fuite ? Est-ce que nous ne couronnons pas les premiers pour leur courage, pour leur grandeur d'âme? Ne sait-on pas qu'au contraire nous nous moquons des autres, de leur lâcheté, de leur timidité? Eh bien donc, faisons de même dans les choses de cette vie. Couronnons celui qui supporte tout sans se plaindre, comme on couronne le brave dont la valeur se montre dans tous les combats. Mais le timide, que les difficultés de la vie font trembler, plaignons-le ; pleurons celui qui, avant de recevoir le coup, se meurt de frayeur. Supposez en effet dans les combats, un homme qui, avant que la main se soit levée, à la vue de son adversaire étendant le bras, s'enfuit avant de recevoir le coup ; il sera ridicule, on dira que c'est un énervé, un mou, un ignorant, étranger aux nobles labeurs. C'est l'histoire de ceux qui craignent la pauvreté, sans pouvoir même en soutenir la pensée. Donc, ce n'est pas nous qui vous rendons malheureux; c'est vous-mêmes qui vous faites cotre malheur. Et comment par la suite le démon ne se moquera-t-il pas de vous, s'il vous voit, avant d'avoir été frappés, rien que sous le coup des menaces, effarés et tremblants? Ce n'est pas tout : il suffit que vous redoutiez une pareille menace, pour qu'il n'ait plus besoin de vous frapper; il souffrira que vous possédiez vos richesses, puisque la crainte de vous les voir enlever, vous rendra plus mous que la cire. Voilà notre caractère. On peut dire que ce qui nous fait peur, ne nous paraît plus, après l'expérience, aussi terrible qu'avant que nous l'ayons éprouvé. Le démon, pour vous priver de cette force que donne l'expérience, vous retient dans une crainte excessive, et, avant l'expérience, par la crainte de la pauvreté , il vous amollit comme la cire. Un tel homme, plus inconsistant que la cire, est plus misérable que Caïn; il craint pour ce qu'il possède, et il s'afflige pour ce qu'il ne possède pas. Et pour ce qu'il possède, il tremble encore et il s'épuise à retenir ces richesses fugitives, et son coeur est assiégé par mille absurdes passions. Voyez plutôt : désirs absurdes, frayeurs variées, angoisses, tremblement; voilà ce qui tourmente de tous côtés les avares. On dirait une barque agitée par tous les souffles contraires, assiégée de toutes parts au sein des flots. Et combien il vaudrait mieux, pour un tel homme, de mourir, que de supporter cette perpétuelle tempête; car il valait mieux pour Caïn de mourir que de trembler toujours.
Eh bien donc, préservons-nous de pareilles souffrances ; raillons-nous des artifices du démon; brisons ces cordages, émoussons la pointe de sa lance funeste ; interdisons-lui tout accès auprès de nous. Si vous tournez la fortune en dérision , il ne sait par où vous frapper, il ne sait par où vous prendre. Vous avez arraché la racine des maux, et la racine étant ôtée , le mauvais fruit ne germera plus. Disons-le toujours, et ne cessons pas de le redire : nos discours produisent-ils leur fruit? C'est ce que manifestera ce jour qui sera révélé dans le feu, qui examinera l'oeuvre de chacun, qui montrera les lampes brillantes, et celles qui ne le sont pas. Alors on verra qui a de l'huile, et qui n'en a pas. Mais plaise à Dieu que personne ne soit trouvé dépourvu de cette consolation; que tous puissent montrer les preuves de la munificence divine, et, porteurs de lampes brillantes, faire leur entrée avec l'époux! Certes, il n'est rien (502) de plus terrible, de plus amer que la parole qu'entendront ceux qui partiront d'ici, sans les richesses de l'aumône, à qui l'époux dira « Je ne vous connais pas ». (Matth. XXV, 42.) Loin de nous le malheur d'entendre une telle parole ! Puissions-nous bien plutôt entendre ces mots si doux et si désirables : « Venez avec moi, ô les bénis de mon Père; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ». (Ibid. 34.) Car c'est ainsi que nous passerons une vie bienheureuse; et que nous jouirons de tous les biens qui surpassent la pensée de l'homme. Puissions-nous tous les obtenir, par la grâce, et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père; en union avec le Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
