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Elle est grande, en effet, la foi d'Abraham. Jusqu'ici Abel, Enoch, Noé, n'ont eu qu'à combattre leur raison, n'ont dû abaisser et vaincre que le raisonnement humain. Abraham, au contraire, doit non-seulement triompher de toutes les raisons que suggère à l'homme son intelligence , mais montrer une foi plus étonnante encore. Pour lui, les promesses de Dieu semblent combattre les ordres de Dieu, la foi est aux prises avec la foi, Dieu avec Dieu. Rappelons-nous un premier exemple. Le Seigneur lui a dit : « Sors de ta patrie et de ta famille, et je te donnerai cette terre » (Gen. XII, 1); et loin de lui accorder un héritage en ce pays, il ne lui en donna pas même l'espace que mesure le pas d'un homme. voyez-vous comme l'événement contredit la. promesse? — Une seconde fois Dieu lui dit : « C'est en Isaac que votre postérité vivra ». (Genès. XXI,12.) Abraham le croit, quand tout à coup Dieu donne cet ordre: Sacrifie-moi ce fils, dont la postérité devait remplir le monde entier. Voyez-vous cette contradiction entre l'ordre donné et les promesses? Oui, Dieu commande tout le contraire de ce qu'il a promis, et cependant ce juste ne sourcille pas, et ne répond pas qu'on l'a donc trompé!
Vous autres chrétiens, vous ne pouvez pas prétendre que Dieu vous ait promis la tranquillité et qu'il vous ait donné l'affliction ; Dieu, pour vous,accomplit ce qu'il vous a prédit; et comment? Ecoutez-le: « Vous aurez l'affliction dans ce monde. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est point digne de moi. Celui qui ne hait pas sa vie ne la trouvera point; celui qui ne renonce pas à vous ses biens pour me suivre, n'est pas digne de moi. Vous serez conduits à causé de moi devant les rois et les préfets. Les ennemis de l'homme se trouveront surtout dans sa famille». (Jean, XVI, 33; Matth. X, 38, 18, 36; Luc, XIV, 26, 3.3.) Et de fait, ici-bas; tout est affliction; ailleurs, c'est-à-dire dans la vie future, sera la paix et le repos. Abraham, au contraire, reçut l'ordre de faire lui-même tout l'opposé des divines promesses; et dans cette position si étrange, il n'éprouve ni trouble, ni hésitation, ni même la tentation de se croire trompé. En revanche, vous êtes bouleversés, alors que vos épreuves n'ont rien de contraire aux promesses de Dieu. Le patriarche entend un langage qui dément une prophétie heureuse; et il entend se contredire l'auteur même de la promesse; il ne se trouble pas, il va obéir, comme si tout s'accordait. C'est qu'en effet l'accord existait : les deux paroles divines se combattaient selon l'humaine raison; mais la foi les mettait d'accord. Et comment? L'apôtre lui-même nous l'a enseigné, en disant : «Abraham était persuadé que Dieu pouvait le ressusciter d'entre les morts», comme s'il disait : La même foi qui lui fit croire que Dieu lui donnerait son enfant encore dans le néant, lui persuadait que Dieu le ressusciterait d'entre les morts; il était certain que son fils même immolé revivrait. A n'écouter que la raison humaine, les deux faits étaient, tout simplement, également incroyables : l'un qui lui annonçait qu'un fils naîtrait d'un sein épuisé par la vieillesse, déjà mort, et tout à fait infécond; l'autre qui lui montrait la résurrection possible de sort fils immolé. Or, il crut les deux choses avec une égale fermeté, parce que la foi au premier événement préparait à la croyance au second miracle.
Toutefois, remarquez une circonstance : Abraham vit d'abord le fait heureux de cette naissance bénie; l'épreuve et le malheur suivirent et éprouvèrent sa vieillesse. C'est là ce qu'il faut faire observer à ceux qui osent dire : Dieu ne nous a promis le bien qu'après notre mort seulement; peut-être nous a-t-il trompés! On nous révèle ici que Dieu peut ressusciter même d'entre les morts. Que s'il a cette puissance de rappeler de la mort même, il peut aussi remplir tous ses engagements. Et si Abraham, il y a tant de siècles, a cru que Dieu possède ce pouvoir de ressusciter d'entre les morts, combien plus devons-nous en être assurés! Voyez-vous ici la preuve de ce que j'ai avancé déjà, c'est-à-dire, qu'à peine la mort était-elle entrée dans le monde, aussitôt Dieu jeta dans, !e coeur de l'homme l'espérance de la résurrection, et qu'il lui en donna la persuasion certaine, à ce point que recevant l'ordre d'immoler un enfant, dont il croyait que la postérité remplirait le monde, Abraham était prêt à accomplir ce sacrifice?
Une autre leçon nous est donnée par ce texte que rappelle saint Paul : « Dieu tenta la foi (556) d'Abraham ». Quoi donc? Dieu ignorait-il le courage et la droiture de ce grand homme? Il les connaissait assurément. Dès lors, pourquoi les mettre a l'épreuve? Ce n'était pas pour apprendre lui-même la vertu du patriarche, mais pour en révéler au monde l'étonnante grandeur. L'apôtre montre encore aux Hébreux une des causes de nos épreuves, afin qu'ils n'aillent pas regarder la tentation comme une marque d'abandon de Dieu. De nos jour:, la tentation ne peut manquer à personne. Un nombre infini de persécuteurs nous tendent des piéges de toutes parts; mais alors ces persécutions n'existaient pas : si donc l'épreuve n'était utile, pourquoi en imaginer une pour ce patriarche? Car cette tentation d'Abraham lui vint directement par ordre de Dieu. Jusque-là sa Providence se contentait de les permettre; à cette heure, elle les commandait elle-même. Si donc la tentation est tellement l'école des parfaits, que Dieu, sans autre motif, veut ainsi exercer ses champions favoris, à bien plus forte raison devons-nous maintenant supporter tout avec courage. Saint Paul s'exprime ici avec quelque emphase, lorsqu'il dit que ce fut « par la foi qu'il offrit Isaac, lorsque Dieu voulut le tenter» ; il n'avait pas d'autre cause pour se déterminer à un pareil sacrifice.
Et poursuivant son idée : on ne pouvait prétendre, dit-il, que ce patriarche eût un autre fils, dans lequel il attendît l'accomplissement des promesses, et que cette pensée lui donnât plus de confiance à offrir Isaac; « car c'était son fils unique qu'il sacrifiait, c'était celui qui avait obtenu les promesses de Dieu ». Comment, son fils unique? Et Ismaël, de qui donc était-il fils ? — C'était, vous dis-je, son fils unique pour ce qui regardait les promesses. Aussi après avoir rappelé son nom d'Isaac, l'Ecriture ajoute « son unique enfant », montrant que c'était de lui qu'il avait été dit : « La race qui portera votre nom, sera celle qui naîtra d'Isaac ».
Voyez-vous combien saint Paul admire la foi du saint patriarche? Dieu lui a dit, remarque-t-il, qu'Isaac seul continuera sa race; et ce fils, il l'offre en sacrifice. Mais peut-être va-t-on s'écrier qu'il fait là un acte de désespoir, et qu'en exécutant cet ordre, il abjure sa foi ? Non, car l'apôtre nous enseigne que la foi lui inspire ce courage ; il nous répète qu'il ne cesse d'avoir foi à cette seconde prophétie de Dieu, bien qu'elle partit contredire une prophétie précédente. Cette contradiction, en effet, n'existait pas. Abraham qui ne mesurait pas la puissance de Dieu sur les raisonnements humains, s'en rapportait eu tout à la foi seule. Aussi saint Paul n'a pas craint de dire que le patriarche supposait à Dieu assez de puissance pour ressusciter un mort.
« Et ainsi », conclut-il, «Isaac lui fut rendu comme en figure ». Et comment? c'est qu'un bélier fut immolé, et Isaac sauvé. Il le retrouva donc, grâce à ce bélier qu'il sacrifia en sa place. Tout cela était une figure prophétique du Fils de Dieu qui a été immolé pour nous.
Or, considérez avec moi la bonté infinie de Dieu. ! s'agissait de donner aux hommes une grâce admirable; Dieu n'en veut pas faire le don à titre gratuit, il préfère paraître acquitter une dette. Il détermine donc l'homme à sacrifier son fils, pour le bon plaisir de Dieu, afin de n'avoir pas l'air, ce grand Dieu, de faire beaucoup, lorsqu'il livrera, lui aussi, son Fils adorable; de sorte que l'homme lui ayant donné l'exemple le premier, Dieu ne semble plus faire une grâce, mais payer une dette . Ainsi agissons-nous, nous aussi, à l'égard de nos amis : nous voulons recevoir d'eux n'importe quel présent, pour avoir le droit de leur tout donner; afin d'être ainsi plus fiers d'avoir été obligés, que d'avoir été nous-mêmes généreux; aussi ne disons-nous pas alors : Je lui ai donné ceci; mais: J'ai reçu de lui tel présent.
Le patriarche, dit l'apôtre, le reçut donc en figure, le retrouva grâce à une victime représentative, par ce bélier qui était comme la figure d'Isaac; ou bien encore, il le retrouva après une mort figurée et représentée en son fils bien-aimé; car ce père étonnant avait consommé son sacrifice dans sa volonté, et, dans son coeur, avait immolé Isaac, qui lui fut rendu en récompense de ce courage.