30.
Quand un empire est aussi vaste que celui-ci, il faut bien envoyer des gouverneurs dans les provinces éloignées; mais le choix de ceux qui auront mission d’appliquer les lois doit être l’objet d’un soin scrupuleux: il exige une sagesse supérieure et un discernement parfait. Vouloir connaître par soi-même toutes les bourgades, tous les habitants, toutes les contestations, c’est une tâche impossible : Denys ne put y suffire, bien qu’il n’eût asservi à son autorité qu’une seule île; encore ne régnait-il pas sur l’île tout entière. Avec le concours de quelques administrateurs habiles, le bien public est assuré. On appelle divine et universelle cette Providence qui dirige l’ensemble de l’univers sans s’occuper des détails; mais dans les moindres détails pourtant son action se fait encore sentir. Dieu donc ne prend pas un soin minutieux des choses d’ici bas; mais sans descendre des hauteurs où il réside, il fait de la nature l’exécutrice de ses conseils; et jusque dans les régions inférieures il est ainsi la cause de tous les biens, puisqu’il est la cause des causes.1 Voilà comment le roi doit régir ses Etats : il n’a qu’à déléguer une part de son autorité aux gouverneurs qu’il pourra trouver les plus justes et les plus vertueux; il lui sera plus facile d’avoir seulement quelques hommes à connaître, et plus facile aussi de savoir s’ils s’acquittent bien ou mal de leurs fonctions. S’il s’agit de nommer aux magistratures, on doit donc regarder, non pas à la fortune, comme on le fait maintenant, mais à la vertu. Quand nous avons besoin d’un médecin, ce n’est pas au plus riche que nous nous adressons, mais au plus habile. Lorsqu’il faut choisir un magistrat, à celui qui n’a que son opulence on doit préférer celui qui connaît l’art de gouverner; car de ce choix dépend la prospérité ou le malheur des cités. Eh quoi! parce qu’un homme s’est enrichi à force de bassesses, est-il juste qu’on l’appelle aux magistratures, plutôt que le citoyen qui est resté pauvre, pour avoir toujours été fidèle aux lois et à la vertu, et qui ne rougit point de son honorable pauvreté? Mais de quelque façon qu’on ait acquis sa fortune, si l’on achète les fonctions publiques, on ne saura comment rendre la justice; on n’aura dans le cœur ni la haine de l’iniquité ni le mépris des richesses; on transformera le prétoire en un marché où se vendent les arrêts. Car comment pourrait-on regarder la fortune d’un œil de dédain? N’est-il pas naturel au contraire d’avoir de la vénération, de la faiblesse, de la tendresse enfin pour un ami précieux, auquel on doit une autorité payée comptant, et le droit de trafiquer des intérêts publics comme de toute autre marchandise? C’est grâce à l’or, en effet, que l’on se voit un personnage élevé en dignité, et que l’on attire l’attention, non seulement du vulgaire, mais aussi de ces hommes d’élite, justes et pauvres.
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Ces idées, simplement indiquées ici, sont développées longuement dans La Providence. ↩