35.
Le M. Eh bien ! dans l'art du rythme ou du mètre dont les poètes suivent les règles, y a-t-il, à ton avis, une harmonie d'après laquelle ils composent leurs vers ? — L’E. Il m'est impossible de penser le contraire. — Le M. Cette harmonie, quelle qu'elle soit , passe-t-elle avec le vers, ou est-elle durable? — L’E. Elle est durable. — Le M. Donc il faut reconnaître qu'une harmonie fugitive naît d'une harmonie durable. — L’E. Cette conséquence est rigoureuse, à mon avis. — Le M. Et cet art? qu'est-ce, à tes yeux, sinon une aptitude de l'esprit initié à l'art? — L’E. C'est cela même. — Le M. Crois-tu que cette aptitude se rencontre dans un esprit qui n'est pas initié à cet art? — L’E. En aucune façon. — Le M. Et dans un esprit qui l'a oublié? — L’E. En aucune façon également: car il n'y est plus initié, quoiqu'il ait pu l'être autrefois. — Le M. Et si on l'en fait ressouvenir par des interrogations? Crois-tu que les principes de cette harmonie passent de l'esprit de celui qui l'interroge au sien ? Ou plutôt, ne s'opère-t-il pas un mouvement intérieur qui lui fait retrouver les idées qu'il avait laissé échapper? — L’E. Je crois que ce mouvement, part de son propre fond1. — Le M. Eh ! crois-tu qu'on puisse lui rappeler, en l'interrogeant, la quantité brève ou longue d'une syllabe qu'il a complètement oubliée, quand, parmi les syllabes, les unes sont devenues brèves, les autres longues, en vertu d'une convention ou d’un usage de l'antiquité? Car, si cette quantité était fixe et invariable, d'après les lis de la nature ou les principes de l'art, on ne verrait pas des gens fort habiles de notre siècle allonger des syllabes que l'antiquité a faites brèves, ou faire brèves des syllabes que l'antiquité a allongées. — L’E. On le peut, je crois; car il n'y a rien de si profondément oublié qu'on ne puisse, par une interrogation qui remue les souvenirs, rappeler à la mémoire. — Le M. Il serait bien étrange que les interrogations d'un homme te rappellent ce que tu as mangé à dîner, l'an dernier.- L’E. Oh ! pour cela, c'est impossible et je renonce à croire qu'on puisse, à l'aide d'interrogations, rappeler à l'esprit la quantité de syllabes dont on a perdu le souvenir. — Le M. Et d'où vient cela sinon que, dans le mot Italie, par exemple, la première syllabe, allongée autrefois librement par certaines gens, est devenue brève aujourd'hui par un autre caprice de la mode ? Or, que deux et un ne fassent pas trois et que deux brèves ne répondent pas à une longue, c'est un principe que les morts n'ont pu infirmer, que les vivants ne peuvent ébranler, et que n'ébranleront pas nos descendants. — L’E. Il n'y a rien de plus évident. — Le M. Et si on procède par la méthode d'interrogation, que nous venons d'appliquer à la question de savoir si deux et un font trois, à propos de cette harmonie supérieure, que fera l'homme chez qui l'ignorance tient, non à l'oubli, mais au manque d'instruction ? Ne penses-tu pas qu'en dehors de la quantité des syllabes il ne puisse pareillement connaître cet art ? — L’E. N'est-ce pas là un point incontestable ? — Le M. A quoi donc se réduit l'instinct qui éveillera chez lui la notion de l'harmonie et produira cette aptitude qu'on appelle l'art? Lui sera-t-elle communiquée par un interrogateur? — L’E. Cet instinct se réduit à reconnaître la justesse des questions qu'on lui fait et à y répondre.
On reconnaît ici, comme dans d'autres ouvrages de saint Augustin, la doctrine Platonicienne de la Réminiscence exposée en termes presque identiques dans le Menon. Leibnitz y voit avec raison une preuve de l'innéité des idées. ↩
