1.
Je ne ferai pas d'exorde, et je commencerai tout de suite ma réponse à ce que vous attendez de moi depuis longtemps, d'autant plus que je ne finirai pas de sitôt. Il vous semble qu'il ne peut pas y avoir de mémoire sans les images ou les vues imaginaires que vous appelez du nom de fantômes : moi je pense autrement. Observez d'abord que ce n'est pas seulement des choses passagères que nous nous souvenons, mais des choses qui demeurent. La mémoire s'attache à garder le temps passé, mais elle s'attache tantôt à ce qui nous quitte, tantôt à ce que nous quittons. Quand je me souviens de mon père, je me souviens de ce qui m'a quitté et de ce qui n'est plus; mais quand je me souviens de Carthage, c'est de ce qui est encore et de ce que j'ai quitté moi-même. Dans les deux cas, c'est le passé que ma mémoire rappelle; le souvenir de cet homme et de cette ville part de ce que j'ai vu et non point de ce que je vois.