CHAPITRES XX ET XXI. DIEU SEUL OBJET DE NOTRE JOUISSANCE.
20. De toutes les choses dont nous avons parlé, il ne faut jouir que de celles que nous avons désignées comme stables et éternelles, et pour y parvenir, user seulement de toutes les autres. Mais nous qui sommes appelés à cette jouissance et à cet usage, nous sommes nous-mêmes (lu nombre des choses. C'est en effet une grande chose que l'homme, formé à l'image et à la ressemblance de Dieu, non pas dans le corps mortel dont il est revêtu, mais dans son âme raisonnable qui l'élève si haut en dignité au-dessus des animaux. C'est donc une importante question de savoir si les hommes doivent jouir ou simplement user les uns des autres, ou s'ils peuvent l'un et l'autre. Car il nous a été ordonné de nous aimer les uns les autres ; mais il s'agit de savoir si l'homme doit aimer l'homme pour lui-même ou par rapport à un autre objet. L'aimer pour lui-même, c'est jouir de lui ; l'aimer par rapport à une autre objet, c'est seulement en user. Or je crois qu'on ne peut aimer l’homme que relativement à une autre fin ; car nous ne devons aimer pour lui-même que l'objet qui est le principe de notre béatitude, et bien qu'en réalité il soit encore absent, l'espérance seule de le posséder nous console en cette vie. Or il est écrit: « Maudit soit celui qui place son espérance en l'homme 1 !»
21. On ne peut même jouir de soi, puisqu'il est certain qu'on ne doit pas s'aimer pour soi-même, mais par rapport à celui dont on doit jouir. L'homme atteint sa plus grande perfection, lorsqu'il fait converger sa vie tout entière vers la vie immuable et s'y attache de toute son affection; mais s'il s'aime pour lui-même, il ne se rapporte plus à Dieu, il se rapporte à soi-même, et s'éloigne de ce qui est immuable. Aussi ne peut-il jouir de lui-même qu'à son détriment; car il est plus parfait lorsqu'il s'unit tout entier et se lie intimement au bien immuable, une lorsqu'il s'eu sépare pour se replier sur lui-même. Si tu ne dois pas t'aimer pour toi-même, mais relativement Celui qui est par excellence la fin directe de ton amour, personne autre n'a le droit de se plaindre, de ce que tu ne l'aimes que par rapport à Dieu. Voici en effet la règle divine de l'amour : « Tu aimeras, dit le Seigneur, ton prochain comme toi-même. Mais tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit 2. » Ainsi tu dois rapporter toutes tes pensées, toute ta vie et toute ton intelligence à Celui dont la main t'a départi ces mêmes biens dont tu lui fais hommage. En disant : « De tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit, » il a voulu ne laisser aucune portion de notre vie qui ne fût consacrée à cet amour, et qui nous permît de placer ailleurs notre jouissance ; il demande que tout autre objet qui pourrait solliciter l'affection de notre coeur, soit reporté par le courant de l'amour divin au centre où il aboutit. Aimer son prochain selon la règle c'est donc aimer en même temps qu'il aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. En aimant ainsi son prochain comme soi-même, on absorbe l'un et l'autre amour dans le fleuve de l'amour divin lequel ne peut souffrir la moindre dérivation qui l'affaiblisse.
