CHAPITRE XXX. TOUS LES HOMMES ET LES ANGES MÊMES SONT NOTRE PROCHAIN.
31. Ici se présente une question à propos des anges. Pour eux aussi le bonheur consiste dans la jouissance de Celui que nous désirons voir un jour l'objet de la nôtre ; et plus nous jouissons de lui en cette vie, à travers les voiles qui nous le cachent, ou dans les images qui nous le représentent, plus notre pèlerinage nous devient doux et facile, et plus nous désirons ardemment en toucher le ternie. Il n'est donc pas hors de propos d'examiner si l'obligation d'aimer les anges est comprise dans les deux préceptes dont nous avons parlé. Que l'amour du prochain ne souffre d'exception pour aucun d'entre les hommes, le Seigneur dans l'Evangile et l'apôtre Paul l'attestent formellement. Car un jour que le Seigneur exposait à un docteur de la loi les deux préceptes de l'amour, lui disant que toute la loi et les prophètes y étaient renfermés, ce docteur lui adressa cette question: « Qui donc est mon prochain ? » Alors le Sauveur lui proposa la parabole d'un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ; cet homme tomba entre les mains des voleurs qui le blessèrent gravement et s'en allèrent, le laissant abattu et à demi-mort. Jésus montra alors que celui-là seul avait été son prochain qui, touché de son malheur, avait pris soin de guérir ses blessures, ce dont le docteur ne put s'empêcher de convenir lui-même. Et le Seigneur lui dit: « Va et fais de même 1, » voulant nous laisser entendre que le prochain est celui envers qui on doit exercer la miséricorde, s'il est dans le besoin, ou qu'il faudrait soulager, si son indigence le réclamait. Delà découle déjà cette conséquence, que celui dont nous sommes en droit d'attendre le même office est aussi notre prochain. Car le nom même supposé le rapport mutuel de deux êtres; nous ne pouvons être le prochain de quelqu'un, qu'il ne soit le nôtre. Or, qui ne voit qu'il n'est pas un seul homme qu'on ne doive soulager et secourir, quand ce devoir s'étend jusqu'aux ennemis mêmes, selon cette parole du Seigneur : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent 2 ? »
32. Telle est aussi la doctrine de l'apôtre Paul, quand il dit : « Ces commandements : tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne désireras point le bien d'autrui, et s'il y en a quelqu'autre semblable, tous ces commandements sont compris en abrégé dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour qu'on a pour son prochain ne souffre pas qu'on lui fasse aucun mal 3 . » Penser que l'Apôtre n'a pas étendu ce précepte à tous les hommes, c'est être contraint d'avouer, ce qui est le comble de l'absurdité et du crime, qu'à ses yeux il n'y a point un péché à abuser de la femme d'un infidèle ou d'un ennemi, à le mettre à mort ou à convoiter son bien ; si c'est folie de le prétendre, n'est-il pas incontestable qu'on doit regarder tout homme comme son prochain, puisqu'il n'est permis de faire de mal à personne?
33. Maintenant si le nom de prochain s'applique tant à celui envers qui nous devons exercer la miséricorde, qu'à celui qui doit la pratiquer à notre égard, il est de toute évidence que le précepte qui nous ordonne d'aimer le prochain, comprend par là même les saints anges, puisqu'ils nous donnent les preuves les plus frappantes d'une miséricordieuse compassion, ainsi que l'attestent un si grand nombre de passages des divines Ecritures. C'est d'après ce principe que le Seigneur notre Dieu a daigné appeler lui-même notre prochain. Car Jésus-Christ s'est peint sous les traits du Samaritain secourant ce malheureux, abandonné sur le chemin par les voleurs, couvert de blessures et à demi-mort. Et le Prophète disait dans sa prière : « J'avais pour chacun d'eux de la complaisance, comme pour un proche et pour un frère 4. »
Mais comme la substance divine est élevée par son excellence bien au-dessus de notre nature, le précepte de l'amour de Dieu a été distingué de celui du prochain. Dieu exerce la miséricorde à notre égard par l'inclination de sa bonté, et nous la pratiquons les uns vis-à-vis des autres à cause de cette même bonté ; en d'autres termes, Dieu a compassion de nous pour nous faire jouir de lui, et nous avons compassion les uns des autres pour mériter cette jouissance.
