CHAPITRE XXXII.
LA VOIE UNIVERSELLE DE LA DÉLIVRANCE DE L’ÂME NOUS EST OUVERTE PAR LA SEULE GRÂCE DU CHRIST.
Voilà cette religion qui nous ouvre la voie universelle de la délivrance de l’âme, voie unique, voie vraiment royale, par où on arrive à un royaume qui n’est pas chancelant comme ceux d’ici-bas, mais qui est appuyé sur le fondement inébranlable de l’éternité. Et quand Porphyre, vers la fin de son premier livre Du retour de l’âme, assure que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’a encore été indiquée, à sa connaissance, par aucune secte, qu’il ne la trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens, en un mot dans aucune tradition historique, cela revient à avouer que cette voie existe, mais qu’il n’a pu encore la découvrir. Ainsi, toute cette science si laborieusement acquise, tout ce qu’il savait ou paraissait savoir sur la délivrance de l’âme, ne le satisfaisait nullement. Il sentait qu’en si haute matière il lui manquait une grande autorité devant laquelle il fallût se courber. Quand donc il déclare que, même dans la philosophie la plus vraie, il ne trouve pas la voie universelle de la délivrance de l’âme, il montre assez l’une de ces deux choses ou que la philosophie dont il faisait profession n’était pas la plus vraie, ou qu’elle ne fournissait pas cette voie. Et, dans ce dernier cas, comment pouvait-elle être vraie, puisqu’il n’y a pas d’autre voie universelle de l’âme que celle par laquelle toutes les âmes sont délivrées et sans laquelle par conséquent aucune âme n’est délivrée? Quand il ajoute que cette vote ne se rencontre « ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens , ni ailleurs » , il montre, par le témoignage le plus éclatant, qu’il a étudié sans en être satisfait les doctrines de l’Inde et de la Chaldée, et qu’il a notamment emprunté aux Chaldéens ces oracles divins qu’il ne cesse de mentionner, Quelle est donc cette voie universelle de la délivrance de l’âme dont parle Porphyre, et qui, selon lui, ne se trouve nulle part, pas même parmi ces nations qui ont dû leur célébrité dans la science des choses divines à leur culte assidu et curieux des bons et des mauvais anges? quelle est cette voie universelle, sinon celle qui n’est point particulière à une nation, mais qui a été divinement ouverte à tous les peuples du monde? Et remarquez que ce grand esprit n’en conteste pas l’existence, étant convaincu que la Providence n’a pu laisser les hommes privés de ce secours. Il se borne à dire que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’est point encore arrivée à sa connaissance, et le fait n’a rien de surprenant; car Porphyre vivait dans un temps1 où Dieu permettait que la voie tant cherchée, qui n’est autre que la religion chrétienne, fût envahie par les idolâtres et par les princes de la terre; épreuve nécessaire, qui devait accomplir et consacrer le nombre des martyrs, c’est-à-dire des témoins de la vérité, destinés à faire éclater par leur constance l’obligation où sont les chrétiens de souffrir toutes sortes de maux pour la défense de la vraie religion. Porphyre était témoin de ce spectacle et ne pouvait croire qu’une religion, qui lui semblait condamnée à périr, fût la voie universelle de la délivrance de l’âme; ces persécutions dont la vue effrayante le détournait du christianisme, il ne comprenait pas qu’elles servaient à son triomphe et qu’il allait en sortir plus fort et plus glorieux.
Voilà donc la voie universelle de la délivrance de l’âme ouverte à tous les peuples de l’univers par la miséricorde divine, et comme les desseins de Dieu sont au-dessus de la portée humaine, en quelque lieu que cette voie soit aujourd’hui connue ou doive l’être un jour, nul n’a droit de dire: Pourquoi sitôt? pourquoi si tard2 ? Porphyre lui-même en a senti la raison, quand, après avoir dit que ce don de Dieu n’avait pas encore été reçu et n’était pas jusque-là venu à sa connaissance, il se garde d’en conclure qu’il n’existe pas. Voilà, je le répète, la voie universelle de la délivrance de tous les croyants, qui fut ainsi annoncée par le ciel au fidèle Abraham: « Toutes les nations seront bénies en votre semence3 ». Abraham était Chaldéen, à la vérité; mais afin qu’il pût recevoir l’effet de ces promesses et qu’il sortît de lui une race disposée par les anges4 dans la main d’un médiateur en qui devait se trouver cette voie universelle de la délivrance de l’âme, il lui fut ordonné d’abandonner son pays, ses parents et la maison de son père. Alors Abraham, délivré des superstitions des Chaldéens, adora le seul vrai Dieu et ajouta foi à ses promesses. La voilà cette voie universelle dont le Prophète a dit: «Que Dieu ait pitié de nous et qu’il nous bénisse; qu’il fasse luire sur nous-la lumière de son visage, et qu’il nous soit miséricordieux, afin que nous connaissions votre voie sur la terre et le salut que vous envoyez à toutes les nations5». Voilà pourquoi le Sauveur, qui prit chair si longtemps après de la semence d’Abraham, a dit de soi-même: « Je suis la voie, la vérité et la vie ». C’est encore cette voie universelle dont un autre prophète a parlé en ces termes, tant de siècles auparavant: « Aux derniers temps, la montagne de la maison du Seigneur paraîtra sur le sommet des montagnes et sera élevée par-dessus toutes les collines. Tous les peuples y viendront, et les nations y accourront et diront : Venez, montons sur la montagne du Seigneur et dans la maison du Dieu de Jacob ; il nous enseignera sa voie et nous marcherons dans ses sentiers; car la loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem6 ». Cette voie donc n’est pas pour un seul peuple, mais pour toutes les nations ; et la loi et la parole du Seigneur ne sont pas demeurées dans Sion et dans Jérusalem; mais elles en sont sorties pour se répandre par tout l’univers. Le Médiateur même, après sa résurrection, dit par cette raison à ses disciples, que sa mort avait troublés : « Il fallait que tout ce qui est écrit de moi, dans la loi, dans les prophètes et dans les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l’esprit pour entendre les Ecritures, et il leur dit : « Il fallait que le Christ souffrît et qu’il ressuscitât d’entre les morts le troisième jour, et que l’on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés parmi toutes les nations, à commencer par Jérusalem7 ». La voilà donc cette voie universelle de la délivrance de l’âme, que les saints anges et les saints prophètes ont d’abord figurée partout où ils ont pu, dans le petit nombre de personnes en qui ils ont honoré la grâce de Dieu, et surtout dans les Hébreux, dont la république était comme consacrée pour la prédication de la Cité de Dieu chez toutes les nations de la terre: ils l’ont figurée par le tabernacle, par le temple, par le sacerdoce et par les sacrifices; ils l’ont prédite par des prophéties, quelquefois claires et plus souvent obscures et mystérieuses; mais quand le Médiateur lui-même, revêtu de chair, et ses bienheureux Apôtres ont manifesté la grâce du Nouveau Testament, ils ont fait connaître plus clairement cette voie qui avait été cachée dans les ombres des siècles précédents, quoiqu’il ait toujours plu à Dieu de la faire entrevoir en tous temps, comme je l’ai montré plus haut, par des signes miraculeux de sa puissance. Les anges ne sont pas seulement apparus comme autrefois, mais, à la seule voix des serviteurs de Dieu agissant d’un coeur simple, les esprits immondes ont été chassés du corps des possédés , les estropiés et les malades guéris; les bêtes farouches de la terre et des cieux, les oiseaux du ciel, les arbres, les éléments, les astres ont obéi à leurs ordres; l’enfer a cédé à leur pouvoir et les morts sont ressuscités. Et je ne parle point des miracles particuliers au Sauveur, tels surtout que sa naissance, où s’accomplit le mystère de la virginité de sa mère, et sa résurrection, type de notre résurrection à venir. Je dis donc que cette voie conduit à la purification de l’homme tout entier, et, de mortel qu’il était, le dispose en toutes ses parties à devenir immortel. Car afin que l’homme ne cherchât point divers modes de purification, l’un pour la partie que Porphyre appelle intellectuelle, l’autre pour la partie spirituelle, un autre enfin pour le corps, le Sauveur et purificateur véritable et tout-puissant a revêtu l’homme tout entier. Hors de cette voie, qui jamais n’a fait défaut aux hommes, soit au temps des promesses, soit au temps de l’accomplissement, nul n’a été délivré, nul n’est délivré, nul ne sera délivré,
Porphyre nous dit que la voie universelle de la délivrance de l’âme n’est point encore venue à sa connaissance par aucune tradition historique; mais peut-on trouver une histoire à la fois plus illustre et plus fidèle que celle du Sauveur, laquelle a conquis une si grande autorité par toute la terre, et où les choses passées sont racontées de manière à prédire les choses futures, dont un grand nombre déjà accompli nous garantit l’accomplissement (222) des autres? Ni Porphyre ni les autres Platoniciens ne peuvent être reçus à mépriser ces prophéties, comme ne concernant que des choses passagères et relatives à cette vie mortelle. Ils ont raison, sans nul doute, pour des prédictions d’une autre sorte celles qui s’obtiennent par la divination et par d’autres arts. Que ces prédictions et ceux qui les cultivent ne méritent pas grande estime, j’y consens volontiers; car elles se font soit par la prénotion des causes inférieures, comme dans la médecine, où l’on peut prévoir divers accidents de la maladie à l’aide des signes qui la précèdent, soit parce que les démons prédisent ce qu’ils ont résolu de faire, et se servent pour l’exécuter des passions déréglées des méchants, de manière à persuader que les événements d’ici-bas sont entre leurs mains. Les saints qui ont marché dans la voie universelle de la délivrance de l’âme ne se sont point souciés de faire de telles prédictions, comme si elles avaient une grande importance; et ce n’est pas qu’ils aient ignoré les événements de cet ordre, puisqu’ils en ont souvent prédit à l’appui de vérités plus hautes, supérieures aux sens et aux vérifications de l’expérience; mais il avait d’autres événements véritablement grands et divins qu’ils annonçaient selon les lumières qu’il plaisait à Dieu de leur départir. En effet, l’incarnation de Jésus-Christ et toutes les merveilles qui ont éclaté en lui, ou qui ont été accomplies en son nom, telles que la pénitence des hommes plongés en toutes sortes de crimes, la conversion des volontés à Dieu, la rémission des péchés, la grâce justifiante, la foi des âmes pieuses et cette multitude d’hommes qui croient au vrai Dieu par toute la terre, la destruction du culte des idoles et des démons, les tentations qui éprouvent les fidèles, les lumières qui éclairent et purifient ceux qui font des progrès dans la vertu, la délivrance de tous les maux, le jour du jugement, la résurrection des morts, la damnation éternelle des impies et le royaume immortel de cette glorieuse Cité de Dieu destinée à jouir éternellement de la contemplation bienheureuse, tout cela a été prédit et promis dans les Ecritures de cette voie sainte, et nous voyons accomplies un si grand nombre de ces promesses que nous avons une pieuse confiance dans l’accomplissement de toutes les autres. Quant à ceux qui ne croient pas et par suite ne comprennent pas que cette voie est la voie droite pour parvenir à la contemplation et à l’union bienheureuses, selon la parole et le témoignage véridiques des saintes Ecritures, ils peuvent bien combattre la religion, mais il ne l’abattront jamais.
C’est pourquoi dans ces dix livres, inférieurs sans doute à l’attente de plusieurs, mais où j’ai répondu peut-être au voeu de quelques-uns, dans la mesure où le vrai Dieu et Seigneur a daigné me prêter son aide, j’ai combattu les objections des impies qui préfèrent leurs dieux au fondateur de la Cité sainte. De ces dix livres, les cinq premiers sont contre ceux qui croient qu’on doit adorer les dieux en vue des biens de cette vie, les cinq derniers contre ceux qui veulent conserver le culte des dieux en vue des biens de la vie à venir. Il me reste à traiter, comme je l’ai promis dans le premier livre, des deux cités qui sont ici-bas mêlées et confondues. Je vais donc, si Dieu me continue son appui, parler de leur naissance, de leur progrès et de leur fin.
Porphyre a vécu pendant les persécutions de Dioclétien et de Maximien contre les chrétiens. ↩
Saint Augustin parait ici faire allusion à cette objection de Porphyre, que lui-même rapporte dans un autre ouvrage: « Si le Christ est la voie unique du salut, pourquoi a-t-il manqué aux hommes pendant un si grand nombre de siècles? » (Voyez S. Aug. Epist, 102, n. 8.) ↩
Gen. XXII, 18. ↩
Galat. III, 19. ↩
Ps. LXVI, 1 et 2. ↩
Jean, XIV, 6. ↩
Isaïe, II, 2 et 3 .- 4. Luc, XXIV, 44-47. ↩
