CHAPITRE XXVI.
LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, L’OFFICE DE LA GÉNÉRATION.
L’homme vivait donc dans le paradis comme il voulait, puisqu’il ne voulait que ce qui était conforme au commandement divin; il vivait jouissant de Dieu, et bon par sa bonté; il vivait sans aucune indigence, et pouvait vivre éternellement. S’il avait faim, les aliments ne lui manquaient pas, ni, s’il avait soif, les breuvages, et l’arbre de vie le défendait contre la vieillesse. Aucune corruption dans sa chair qui pût lui causer la moindre douleur. Point de maladies à craindre au dedans, point d’accidents au dehors. Son corps jouissait d’une pleine santé, et son âme d’une tranquillité absolue. Tout comme le froid et le chaud étaient inconnus dans le paradis, ainsi son heureux habitant était à l’abri des vicissitudes de la crainte et du désir. Ni tristesse, ni fausses joies; toute sa joie venait de Dieu, qu’il aimait d’une ardente charité, et cette charité prenait sa source dans un coeur pur, une bonne conscience et une foi sincère1. La société conjugale y était accompagnée d’un amour honnête. Le corps et l’esprit vivaient dans un parfait accord, et l’obéissance au commandement de Dieu était facile; car il n’y avait à redouter aucune surprise, soit de la fatigue, soit du sommeil2. Dieu nous garde de croire qu’avec une telle facilité en toutes choses et une si grande félicité, l’homme eût été incapable d’engendrer sans le secours de la concupiscence. Les parties destinées à la génération auraient été mues, comme les autres membres, par le seul commandement de la volonté. Il aurait pressé sa femme dans ses bras3 avec une entière tranquillité de corps et d’esprit, sans ressentir en sa chair aucun aiguillon de volupté, et sans que la virginité de sa femme en souffrît aucune atteinte. Si l’on objecte que nous ne pouvons invoquer ici le témoignage de l’expérience, je réponds que ce n’est pas une raison d’être incrédule; car il suffit de savoir que c’est la volonté et non une ardeur turbulente qui aurait présidé à la génération. Et d’ailleurs, pourquoi la semence conjugale eût-elle nécessairement fait tort à l’intégrité de la femme, quand nous savons que l’écoulement des mois n’en fait aucun à l’intégrité de la jeune fille? Injection, émission, les deux opérations sont inverses, mais la route est la même. La génération se serait donc accomplie avec la même facilité que l’accouchement; car la femme aurait enfanté sans douleur, et l’enfant serait sorti du sein maternel sans aucun effort, comme un fruit qui tombe lorsqu’il est mûr. Nous parlons de choses qui sont maintenant honteuses, et quoique nous tâchions de les concevoir telles qu’elles auraient pu être, alors qu’elles étaient honnêtes, il vaut mieux néanmoins céder à la pudeur qui nous retient, que de nous laisser aller au mouvement de notre faible éloquence. L’observation nous faisant ici défaut, tout comme à nos premiers parents (car le péché et l’exil, juste châtiment du péché, les empêchèrent de s’unir saintement), il nous est difficile de concevoir cette union calme et libre sans le cortège des mouvements déréglés qui la troublent présentement ; et de là celle retenue qu’on observe à parler de ces matières, quoique l’on ne manque pas de bons raisonnements pour les éclaircir. Mais le Dieu tout-puissant et souverainement bon, créateur de toutes les natures, qui aide et récompense les bonnes volontés, abandonne et condamne les mauvaises, et les ordonne toutes, ce Dieu n’a pas manqué de moyens pour tirer de la masse corrompue du genre humain un certain nombre de prédestinés, comme autant de pierres vivantes qu’il veut faire entrer dans la structure de sa cité, ne les discernant point par leurs mérites, puisqu’ils étaient tous également corrompus, mais par sa grâce, et leur montrant, non-seulement par eux-mêmes qu’il délivre, mais aussi par ceux qu’il ne délivre pas, combien ils lui sont redevables. On ne peut en effet imputer sa délivrance qu’à la bonté gratuite de son libérateur, quand on se voit délivré de la compagnie de ceux avec qui l’on méritait d’être châtié. Pourquoi donc Dieu n’aurait-il pas créé ceux qu’il prévoyait devoir pécher, puisqu’il était assez puissant pour les punir ou pour leur faire grâce, et que, sous un maître si sage, les désordres mêmes des méchants contribuent à l’ordre de l’univers?
