CHAPITRE PREMIER.
CHACUNE DES TROIS PERSONNES DE LA TRINITÉ EST-ELLE SAGESSE PAR ELLE-MÊME? DIFFICULTÉ DE CETTE QUESTION ; MOYEN DE LA RÉSOUDRE.
- Approfondissons maintenant davantage autant que Dieu nous le donnera, la question dont nous avons différé la solution tout à l’heure, à savoir: si chacune des trois personnes de la Trinité peut, en elle-même, indépendamment des autres , être appelée Dieu grand, sage, vrai, tout-puissant, juste, possédant tous les attributs essentiels et non relatifs ; ou si ces expressions ne doivent s’employer que quand on parle de la Trinité tout entière. Cette question est soulevée par ces mots de l’Apôtre: « Le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu ( I Cor., I, 24 )».Dieu est-il le Père de sa propre sagesse et de sa propre vertu, de manière à être sage de la sagesse qu’il a engendrée, et puissant de la vertu qu’il a engendrée: vertu et sagesse qu’il a toujours engendrées, puisqu’il est toujours puissant et sage ? Car, disions-nous, s’il en est ainsi, pourquoi ne serait-il pas le Père de la grandeur par laquelle il est grand, de la bonté par laquelle il est bon, de la justice par laquelle il est juste, et ainsi des autres attributs? Que si toutes ces choses exprimées par des noms divers sont renfermées dans la même sagesse et la même vertu, en sorte que la grandeur soit la même chose que la vertu, la bonté la même chose que la sagesse. et aussi la sagesse la même chose que la vertu comme nous l’avons déjà dit, souvenons-nom alors que, quand nous nommons un de ces attributs, c’est comme si nous les nommions tous.
On demande donc si le Père, pris en parti culier, est sage, s’il est à lui-même sa propre sagesse, ou s’il est sage seulement quand il parle: car il parle par le Verbe qu’il a engendré, non d’une parole qui se prononce, fait entendre un son et passe, mais de celle, dont il est dit que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu et que par lui tout a été fait (1 Jean, I, 1, 3); Verbe égal à lui et par lequel il s’exprime lui-même toujours et sans changement. Car il n’est pas Verbe lui-même, pas plus qu’il n’est Fils, ni image. Or, quand il parle, — nous exceptons ici le langage temporel que Dieu a fait entendre à la créature, langage qui bruit et passe; quand il parle, dis-je, par ce Verbe coéternel, il ne doit pas être supposé seul, mais bien avec le Verbe hi-même, sans lequel il ne parlerait certainement pas. Mais est-il sage seulement parce qu’il parle, de manière à être sagesse comme son Verbe? Et être Verbe, et être sagesse, est-ce la même chose? En peut-on dire autant de la vertu, tellement que vertu, sagesse et Verbe soient la même chose, et que ces expressions soient seulement relatives, comme les mots Fils et image; de sorte que le Père pris en particulier, ne soit pas puissant ou sage, mais seulement avec la vertu et la sagesse qu’il a engendrées, tout comme il ne parle pas seul, mais par le Verbe et avec le Verbe qu’il a engendré ; et ainsi n’est-il grand que de la grandeur et avec la grandeur qu’il a engendrée? et s’il n’est pas grand par autre raison qu’il est Dieu, s’il n’est grand que parce qu’il est Dieu, vu que être grand et être Dieu sont pour lui la même chose; il s’ensuit que, pris en particulier, il n’est pas Dieu, mais seulement par et avec la divinité qu’il a engendrée, de telle sorte que le Fils est la divinité du Père, comme il est la sagesse et la vertu du Père, comme il est le Verbe et l’image du Père. Et comme être et être Dieu sont pour lui la même chose, ainsi le Fils est aussi l’essence du Père, comme il est son Verbe et son image. Par conséquent encore, excepté sa qualité de Père, le Père n’est quelque chose que parce qu’il a un Fils, en sorte que non-seulement en tant que Père, — et il est évident qu’il ne l’est point par (442) rapport à lui-même, mais par rapport à son Fils, puisqu’il n’est Père que parce qu’il a un Fils, — mais encore d’une manière absolue et par sa nature même, il n’existe que parce qu’il a engendré sa propre essence. En effet, comme il n’est grand que par la grandeur qu’il a engendrée, ainsi il n’existe que par l’essence qu’il a engendrée, puisque être et être grand sont en lui une même chose. Est-il donc le Père de son essence, comme il est le Père de sa grandeur, comme il est le Père de sa vertu et de sa sagesse ? car sa grandeur est la même chose que sa vertu, et son essence la même chose que sa grandeur.
- Cette discussion est occasionnée par ces paroles : « Le Christ est la vertu de Dieu et la « sagesse de Dieu ». C’est pourquoi, voulant traiter des choses insondables, nous sommes arrêtés, à cette difficulté: ou de dire que le Christ n’est pas la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu , ce qui serait la négation insolente et impie des paroles de l’Apôtre; — ou de reconnaître que le Christ est bien la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, mais que son Père n’est point le Père de sa propre vertu et de sa propre sagesse, — impiété qui ne serait pas moindre, puisqu’il ne serait-pas le Père du Christ, vu que le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu; ou que le Père n’est pas puissant par sa propre vertu, ni sage par sa propre sagesse — et qui oserait proférer ce blasphème?; ou que, dans le Père, autre chose est d’être, autre chose d’être sage, en sorte qu’il ne serait pas sage par le seul fait qu’il existe — ce qui est vrai de l’âme humaine, laquelle est tantôt insensée, tantôt sage, parce qu’elle est de nature changeante et ne possède pas la simplicité absolue et parfaite; ou que le Père n’est point par lui-même, et que non-seulement sa qualité de Père, mais son existence même, est relative à son Fils, — comment donc le Fils sera-t-il de la même essence que le Père, si le Père par lui-même n’est pas l’essence, qu’il n’existe point par lui-même, mais ne possède l’être que par rapport à son Fils? Mais, dira-t-on, il faut bien plutôt dire qu’il est d’une seule et même essence, puisque le Père et le Fils ne sont qu’une seule et même essence; vu que le Père n’est pas par lui-même, mais seulement par rapport au Fils qu’il a engendré comme essence, essence par laquelle il est tout ce qu’il est. Donc ni l’un ni l’autre n’est par soi, et tous les deux ne sont que relativement l’un à l’autre; ou bien, dira-t-on du Père seul que non-seulement il n’est Père, mais qu’il n’est rien que par rapport à son Fils, tandis qu’on dira du Fils qu’il est par lui-même? Si cela est, comment nommera-t-on le Fils en lui-même ? l’appellera-t-on essence? mais le Fils est l’essence du Père, comme il est la vertu et la sagesse du Père, comme il est le Verbe du Père et l’image du Père.
Ou si l’on dit que le Fils est essence par lui-même, tandis que le Père n’est point essence, mais qu’il a engendré l’essence; qu’il n’existe point par lui-même, mais par l’essence qu’il a engendrée, comme il est grand par la grandeur qu’il a engendrée: donc le Fils sera aussi par lui-même la grandeur, donc il sera aussi par lui-même la vertu, la sagesse, le Verbe et l’image. Or, quoi de plus absurde que de dire qu’une image est sa propre image? Ou bien si l’image et le Verbe ne sont pas la même chose que la vertu et la sagesse, que ces deux premiers termes s’entendent dans le sens relatif, et ces deux derniers dans le sens absolu: voilà que le Père ne sera plus sage de la sagesse qu’il a engendrée, puisqu’il ne peut pas être dit sagesse par rapport à elle, ni elle par rapport à lui. En effet, tout rapport suppose deux termes. Reste donc à dire que le Fils est essence par rapport au Père; d’où ce résultat bien inattendu : que l’essence n’est pas l’essence, ou du moins que quand on dit essence, on entend dire rapport. Donnons un exemple:
L’expression « maître » indique non une essence, mais un rapport vis-à-vis d’un serviteur: mais quand on dit «homme» ou quelque autre chose de ce genre, on indique une essence et non une relation. Ainsi quand on dit d’un homme qu’il est maître, le mot « homme » désigne l’essence, le mot « maître » la relation; car l’homme est homme en lui-même, et maître par rapport à son serviteur: et la raison de ce langage est que si l’essence est prise dans le sens relatif, elle n’est plus proprement essence. Ajoutons que toute essence prise dans le sens relatif est encore quelque chose en dehors de ce relatif; ainsi l’homme maître, l’homme serviteur, le cheval animal de somme, la pièce de monnaie arrhes, sont homme, cheval, pièce de monnaie en eux-mêmes, et sont des substances ou des essences; et ce n’est que dans le sens relatif qu’on les appelle maître, serviteur, animal de somme, arrhes. Mais si l’homme n’existait pas, c’est-à-dire n’était pas (443) une substance, on ne pourrait le nommer maître relativement; si le cheval n’était pas une essence, on ne pourrait lui donner la qualification relative d’animal de somme; et si la pièce de monnaie n’était pas une substance, on ne pourrait l’appeler relativement arrhes. Si donc le Père n’est pas quelque chose en lui-même, il est absolument impossible de lui attribuer un rapport. Il n’en est pas ici comme d’un objet coloré, auquel la couleur se rapporte, cette couleur n’existant point par elle-même, mais appartenant toujours à l’objet coloré, tandis que l’objet lui-même, bien qu’on ne l’appelle coloré que par rapport à sa couleur, est cependant corps en lui-même. Il ne faut donc pas s’imaginer que le Père n’est point dans un sens absolu, mais simplement par rapport à son Fils ; tandis que ce même Fils aurait tout à la fois une existence propre et une existence relative à son Père : étant appelé par lui-même grandeur vraie et vertu puissante, et de plus grandeur et vertu du Père grand-et puissant, par laquelle le Père est grand et puissant. Non, il n’en est pas ainsi: mais l’un et l’autre sont substance, et l’un et l’autre sont la même substance.
Or, comme il est absurde de dire que la blancheur n’est pas blanche, de même il est absurde de dire que la sagesse n’est pas sage; et comme la blancheur est dite blanche par elle-même, ainsi la sagesse est dite sage par elle-même. Mais la blancheur du corps n’est pas une essence, puisque c’est le corps lui-même qui est essence, et la blancheur sa qualité : qualité qui le fait nommer corps blanc, bien que pour lui exister et être blanc ne soient pas la même chose. Car là, autre chose est la forme, autre chose la couleur; et ni l’une ni l’autre n’existent par elles-mêmes, mais seulement dans un corps quelconque, lequel corps n’est ni forme, ni couleur, mais seulement formé et coloré. La vraie sagesse est sage et elle est sage par elle-même. Et comme toute âme devient sage par participation à la sagesse, si cette âme redevient insensée, la sagesse n’en subsiste pas moins en elle-même: elle ne change pas, parce que l’âme a changé en passant à la folie. Mais il n’en est pas de même de celui qui devient sage par elles comme le corps devient blanc par la blancheur. En effet, quand ce corps prend une autre couleur, la blancheur ne subsiste plus, elle a tout à fait cessé d’être. Que si le Père qui a engendré la sagesse est sage par elle, et que, pour lui, être ne soit pas être sage, dès lors son Fils est sa qualité et non plus son Fils; la simplicité a cessé d’être parfaite. Mais loin de nous cette pensée ! car là l’essence est vraiment et souverainement simple, et l’existence et la sagesse y sont une même chose. Or, si être et être sage y sont une même chose, le Père n’est donc pas sage par la sagesse qu’il a engendrée; autrement il ne l’engendrerait pas, mais ce serait elle qui l’engendrerait lui-même. En effet, qu’entendons-nous quand nous disons que être et être sage sont pour lui la même chose, sinon qu’il existe par ce qui le fait sage? Donc, la raison pour laquelle il est sage, est aussi la raison pour laquelle il existe; et, par conséquent, si la sagesse qu’il a engendrée est la raison pour laquelle il est sage, elle est aussi la raison pour laquelle il existe : ce qui ne peut avoir lieu que si elle l’engendre ou le crée. Or, personne n’a jamais dit que la sagesse ait engendré ou créé le Père en aucune façon. Ne serait-ce pas là la plus grande des folies? Donc, le Père lui-même est aussi sagesse; et le Fils est appelé sagesse du Père, comme il est appelé lumière du Père; c’est-à-dire que, comme il est lumière de lumière et que les deux ne sont qu’une même lumière, ainsi doit-on entendre qu’il est sagesse de sagesse et que tous les deux sont une même sagesse, et, par conséquent, une seule essence, puisque là, être et être sage c’est la même chose. En effet, s’il est de la sagesse d’être sage, de la puissance de pouvoir, de l’éternité d’être éternelle, de la justice d’être juste, de la grandeur d’être grande, il est de l’essence d’exister. Et comme, dans cette simplicité, la sagesse n’est pas autre chose que l’être, la sagesse n’est pas non plus autre chose que l’essence.