CHAPITRE VI.
POURQUOI DANS LA TRINITÉ NE DIT-ON PAS UNE PERSONNE ET TROIS ESSENCES. L’HOMME EST FAIT A L’IMAGE ET EST L’IMAGE DE DIEU.
- Mais pour ne pas paraître partial, étudions encore ce point. Du reste, les Grecs pourraient, s’ils le voulaient, dire trois personnes, tría prósopa, comme ils disent trois substances, treis upostaseis. Mais ils ont peut-être cru cette dernière expression plus conforme au génie de leur langue. Car le raisonnement est le même pour les personnes : en Dieu être ou être personne est absolument la même chose. En effet, si le mot être est absolu et le mot personne relatif, il faudra donc dire des trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, ce que nous disons de trois amis, de trois proches ou de trois voisins: qu’aucun d’eux ne l’est par rapport à lui-même, mais seulement par rapport aux autres. Ainsi, chacun d’eux est l’ami, le parent ou le voisin des deux autres, puisque ces expressions ont une signification relative. Quoi donc? dirons-nous que le Père est la personne du Fils et du Saint-Esprit, ou que le Fils est la personne du Père et du Saint-Esprit, ou que le Saint-Esprit est la personne du Père et du Fils? Mais nulle part le mot de personne ne s’emploie en ce sens; et quand, dans la Trinité, nous parlons de la personne du Père, nous n’entendons pas autre chose que la substance même du Père. C’est pourquoi, comme la substance du Père est le Père même, non en tant qu’il est Père, mais en tant qu’il est, ainsi la personne du Père n’est pas autre chose que le Père lui-même : car c’est en lui-même qu’il est dit personne, et non par rapport au Fils ou au Saint-Esprit, tout comme c’est en lui-même qu’il est dit Dieu, grand, bon, juste, etc. Et comme être et être Dieu, grand, bon, sont pour lui la même chose, ainsi être et être personne sont aussi pour lui la même chose. Pourquoi donc n’appelons-nous pas ces trois choses une seule personne, comme nous les appelons une seule essence et un seul Dieu, mais pourquoi disons-nous trois personnes, quand nous ne disons pas trois dieux ou trois essences, sinon parce que nous voulons avoir au moins un mot pour exprimer la Trinité, et ne pas rester muets quand on nous demande ce que c’est que ces trois, puisque nous confessons qu’ils sont trois? Que si essence est le mot du genre, et substance ou personne le nom de l’espèce, comme le pensent quelques-uns, je ne répéterai point ce que j’ai dit plus haut, qu’il faudra parler de trois essences comme on parle de trois substances ou de trois personnes, comme on parle de trois chevaux, qui sont trois animaux de la même espèce : cheval étant l’espèce, et animal, le genre. Car, là non plus, l’espèce n’est pas prise au pluriel et le genre au singulier, comme si on disait: trois chevaux sont un seul animal; mais comme on dit trois chevaux du nom de l’espèce, on dit trois animaux du nom du genre. Et si l’on dit que le mot substance ou personne ne désigne pas l’espèce, mais quelque chose de particulier et d’individuel, en sorte qu’il ne se prendrait pas dans le sens du mot homme, qui est commun à tous les hommes, mais dans le sens de tel ou tel homme, Abraham, Isaac, Jacob, ou tel individu qu’on peut indiquer du doigt; dans ce sens, dis-je, on n’échapperait point encore au même raisonnement. En effet, dire qu’Abraham, Isaac et Jacob sont trois individus, c’est dire aussi que ce sont trois hommes et trois âmes. Pourquoi alors, si nous nous en tenons à une notion sur le genre, l’espèce et l’individu, ne pas dire trois essences, aussi bien que trois substances ou trois personnes? Mais, comme je l’ai dit, je passe là-dessus, et me borne à dire que si essence est le genre, une seule essence n’a pas plusieurs espèces, par exemple, si animal est le genre, un seul animal n’a pas plusieurs espèces. Donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois espèces d’une seule essence. Mais si l’essence est espèce, comme l’homme est espèce; ainsi les trois choses que nous appelons substances ou personnes ont la même espèce, de même qu’Abraham, Isaac et Jacob ont en commun l’espèce qui s’appelle homme. (450) Cependant, si l’espèce homme se subdivise en Abraham, Isaac et Jacob, un seul homme ne peut pas se subdiviser en plusieurs hommes; cela est tout à fait impossible, puisqu’un seul homme est un homme indivisible.
Pourquoi donc une seule essence se subdivise-t-elle en trois substances ou personnes ? Car si l’essence est espèce, dans l’homme par exemple, il n’y a qu’une essence là où il n’y a qu’un seul homme. Serait-ce que comme nous disons de trois hommes ayant le même sexe, le même tempérament, le même caractère, qu’ils n’ont qu’une seule nature; en effet, ce sont trois hommes, et leur nature est une; — de même nous disons ici que trois substances sont une seule essence, ou que trois personnes sont une seule substance ou essence? Sans doute il y a là une analogie quelconque: car les anciens auteurs latins, ne connaissant pas ces mots d’essence ou de substance, qui sont d’origine récente, y substituaient celui de nature. Nous ne parlons donc pas ici d’après le genre et les espèces, mais, pour ainsi dire, d’une matière commune et identique. C’est ainsi que nous dirions de trois statues faites du même or, que c’est le même or, sans exprimer que l’or est le genre, les statues les espèces, ni que l’or est espèce et les statues individus. Car aucune espèce ne sort des individus qui lui appartiennent, ni ne s’étend au delà. Quand j’ai défini la nature de l’homme, qui est un nom d’espèce , ma définition renferme tous les individus hommes et ne s’étend à rien qui ne soit pas homme. Mais quand je définis l’or, ce mot ne s’applique pas seulement aux statues d’or, mais aux anneaux et à tout objet fait de ce métal; ma définition subsiste, même si l’or n’est pas fabriqué, et les statues sont encore statues, même quand elles ne sont pas d’or. De même aucune espèce ne dépasse la définition du genre qui lui est propre. En effet, quand j’ai défini l’animal, le cheval étant une espèce de genre animal, tout cheval est animal; mais toute statue n’est pas or. Ainsi quand nous disons de trois statues d’or que c’est le même or, nous n’entendons pas dire que l’or est le genre et les statues des espèces. Donc, quand nous disons de la Trinité qu’elle consiste en trois personnes ou substances, qu’elle est une seule essence et un seul Dieu, nous n’entendons pas dire que ces trois personnes soient en quelque sorte d’une même matière, quelques explications qui aient pu être données d’ailleurs. Car, hors de cette Trinité, il n’y a rien qui soit de son essence; pourtant nous disons que ces trois personnes sont de la même essence ou qu’elles n’ont qu’une seule essence; mais nous ne disons pas cela en ce sens que l’essence soit autre chose que la personne, comme, par exemple, pour trois statues faites du même or, nous pouvons dire que c’est le même or, bien que autre chose soit d’être or, autre chose d’être statue. Egalement quand nous disons de trois hommes que c’est une seule nature, ou que ces trois hommes sont de la même nature, on peut dire aussi qu’ils sont faits de la même nature, puisque en vertu de cette même nature, trois autres hommes peuvent exister; mais il n’en est pas de même de l’essence de la Trinité, puisqu’aucune autre personne ne peut en être formée. De plus, un homme seul n’est pas autant que trois réunis, et deux sont plus qu’un; dans des statues d’or égales, il y a plus d’or dans trois réunies que dans chacune d’elles et moins d’or dans une que dans deux. Mais en Dieu il n’en est pas ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit réunis ne sont pas une essence plus grande que le Père seul ou le Fils seul; mais ces trois substances ou personnes, comme on voudra les appeler, réunies ensemble sont égales à chacune d’elles : ce que l’homme animal ne saurait comprendre; car il ne peut imaginer que des substances matérielles et des espaces plus ou moins grands, à travers les fantômes qui voltigent dans sa tête sous des formes corporelles.
- En attendant qu’il soit dégagé de ces immondices, qu’il croie au Père, au Fils et au Saint-Esprit, en un Dieu unique, grand, tout-puissant, bon, juste, miséricordieux, créateur de toutes les choses visibles et invisibles; qu’il croie tout ce que le langage humain peut exprimer de digne et de vrai. Et quand il entend dire que le Père est le seul Dieu, qu’il n’en sépare point le Fils ni le Saint-Esprit; car le seul Dieu est avec celui avec lequel il ne fait qu’un Dieu: puisque, quand nous entendons dire du Fils aussi qu’il est le seul Dieu, nous ne pouvons en aucune façon le séparer du Père ou du Saint-Esprit. Qu’il confesse donc une seule et même essence, et ne se figure point une personne plus grande ou meilleure qu’une autre, ni une différence (451) quelconque entre elles. Non cependant que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit, ni que l’attribut relatif de l’un soit celui de l’autre; le nom de Verbe par exemple, ne se donnant qu’au Fils, et celui de Don qu’au Saint-Esprit. Et c’est pour cela qu’ils admettent le nombre pluriel, comme on le voit dans l’Evangile : « Moi et mon Père nous sommes un ( Jean, X, 30 ) ». Jésus dit tout à la fois: « Un», et: « Nous sommes; » — « Un », quant à l’essence, parce que c’est le même Dieu : « Nous sommes », au point de vue relatif, l’un étant le Père et l’autre le Fils. Parfois l’unité d’essence n’est point exprimée, et on ne mentionne que les relatifs au pluriel : « Moi et mon Père, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui (Id., XIV, 23 ) » . « Nous viendrons et nous ferons notre demeure », au pluriel, parce qu’il a d’abord dit : « Moi et mon Père », c’est-à-dire le Fils et le Père, deux termes relatifs. D’autres fois le sens est entièrement couvert, comme dans ce passage de la Genèse : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ( Gen., I, 26 ) ». — « Faisons, notre » : pluriels et qui ne peuvent s’entendre que dans le sens relatif. En effet, il ne s’agit pas de dieux se proposant de faire l’homme à leur image et à leur ressemblance; mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit créant l’homme à l’image du Père, du Fils et du Saint-Esprit, afin que l’homme soit l’image de Dieu. Or, Dieu est Trinité. Mais comme cette image n’était nullement l’égale de Dieu, quelle n’était point née de lui, mais créée par lui, on a voulu exprimer cela en disant que c’était une image faite à l’image, c’est-à-dire non pareille, mais ressemblante jusqu’à un certain point. Car ce n’est point par la distance locale, mais par la ressemblance ou la dissemblance qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de Dieu.
Il en est qui établissent ici une distinction, et veulent que le Fils soit l’image, et l’homme, non l’image, mais fait à l’image. L’apôtre les réfute en disant : « L’homme ne doit pas voiler sa tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu (I Cor., XI, 7 ) ». Il ne dit pas : à l’image, mais « l’image ». Pourtant, quand ailleurs on dit « à l’image », il ne s’agit pas du Fils, qui est l’image égale au Père; autrement on ne dirait pas: «à notre image ». Pourquoi « nôtre », quand le Fils est l’image du Père seul? Mais, comme nous l’avons dit, à cause de l’imperfection de la ressemblance, l’homme est dit fait « à l’image », et on ajoute « notre » pour que l’homme soit l’image de la Trinité, non image égale à la Trinité, comme le Fils l’est au Père, mais ressemblante en certains points, ainsi que nous l’avons expliqué. C’est ainsi qu’entre des objets différents on signale un certain rapprochement , non de lieu, mais d’imitation. En ce sens l’Apôtre a dit: « Réformez-vous dans le renouvellement de votre esprit (Rom., XII, 2 ) »; et encore : « Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme enfants bien-aimés (Eph., V, 1 )». Ici en effet on s’adresse à l’homme nouveau : « qui se renouvelle à la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé (Col., III, 10 )». Que si les besoins de la discussion exigent, même en dehors des noms relatifs, l’emploi du nombre pluriel afin de pouvoir répondre par un seul mot à cette question : qu’est-ce que les trois? et que l’on soit obligé de dire trois substances eu trois personnes ; qu’au moins on écarte de son esprit toute idée de matière et d’espace, de différence quelconque ou d’infériorité de l’un vis-à-vis de l’autre, à quelque mince degré ou de quelque façon que ce soit : en sorte qu’il n’y ait aucune confusion dans les personnes, ni aucune distinction qui entraîne une inégalité. Et que la foi maintienne ce que l’intelligence ne peut comprendre, jusqu’à ce que les coeurs soient éclairés par celui qui a dit par son prophète « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (Is., VII, 9 ). » (452)