CHAPITRE V.
POURQUOI IL EST ORDONNÉ DE SE CONNAÎTRE. D’OU VIENNENT LES ERREURS DE L’ÂME SUR SA PROPRE SUBSTANCE.
- Pourquoi donc lui ordonne-t-on de se connaître? C’est, je crois, pour qu’elle pense à elle-même et pour qu’elle vive conformément à sa nature, c’est-à-dire pour qu’elle désire être réglée selon sa nature, au-dessous de celui à qui elle doit être soumise, au dessus des êtres qu’elle doit dominer; au-dessous de celui par qui elle doit être gouvernée, au dessus des êtres qu’elle doit gouverner. Car elle fait bien des choses par une coupable cupidité, comme si elle s’oubliait elle-même. En effet elle découvre, d’une vue intérieure, certaines beautés dans une nature supérieure qui est Dieu; et quand elle devrait se contenter d’en jouir, elle vent se les approprier, devenir semblable à lui, non par lui, mais par elle-même; elle se détourne de lui, s’agite et tombe de plus bas en plus bas, en croyant monter de plus haut en plus haut, parce qu’elle ne se suffit pas à elle-même, et que rien ne lui suffit quand elle s’éloigne de celui qui peut seul suffire. Ainsi, par l’effet de son indigence et des difficultés qu’elle rencontre, elle se livre avec une ardeur excessive à sa propre opération et aux inquiètes jouissances qu’elle en recueille. Puis, par le désir d’acquérir au dehors des connaissances, dont elle connaît le genre, qu’elle aime, mais qu’elle sent qu’on peut perdre, si on ne les maintient à force de travail, elle perd sa sécurité, et se néglige elle-même d’autant plus qu’elle est plus assurée de ne pouvoir se perdre. Ainsi comme autre chose est de ne pas se connaître, autre chose de ne pas penser à soi — nous ne dirons pas en effet d’un homme très-instruit qu’il ignore la grammaire, parce qu’il la néglige momentanément pour s’occuper de la médecine — comme, dis-je, autre chose est de ne pas se connaître, autre chose de ne pas penser à soi, la puissance de l’amour est telle que, même quand l’âme rentre en quelque sorte chez elle pour s’occuper. d’elle-même, elle attire à elle les objets qu’elle a étudiés avec passion et auxquels elle s’est pour ainsi dire collée par la glu du souci. Et comme les objets qu’elle a goûtés par les sens corporels et dans lesquels une longue familiarité l’a enchevêtrée, sont des corps, et qu’elle ne peut, en rentrant chez elle, introduire des corps dans une région immatérielle, elle recueille et emporte avec elle leurs images, créées d’elle-même et en elle-même. En effet elle leur communique quelque chose de sa propre substance, tout en perdant aussi quelque chose pour porter un jugement libre sur ces sortes d’images, et c’est là proprement l’âme, c’est à dire l’intelligence raisonnable qui se réserve pour juger. Car nous sentons que cette faculté de l’âme de conserver les images des corps, nous est commune avec les animaux. (478)
