CHAPITRE V.
LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT ENVOYÉS PAR LE PÈRE.
- Convaincus sur ce point, mes adversaires se retournent vers un autre, et disent : Celui qui envoie, est évidemment plus grand que celui qui est envoyé. Le Père est donc plus grand que le Fils, puisque celui-ci ne cesse de se dire envoyé par le Père, et il est encore plus grand que l’Esprit-Saint, puisque le Fils dit de ce dernier que « le Père l’enverra en son nom (Id., XIV, 26 ) ». Quant à l’Esprit-Saint, il est certainement inférieur au Père qui l’envoie, comme je viens de le rappeler, et inférieur aussi au Fils qui disait à ses apôtres : « Si je m’en vais, je vous l’enverrai ». Voilà bien l’objection; et pour la résoudre avec plus de netteté, je demande tout d’abord d’où le Fils a-t-il été envoyé, et où est-il venu? « Je suis sorti de mon Père, dit-il lui-même, et je suis venu dans le monde (Id., XVI, 7, 28 )». Ainsi le Fils est envoyé, parce qu’il sort de son Père, et vient dans le monde. Mais que signifie donc ce passage du même évangéliste: « Le Verbe était dans « le monde, et le monde a été fait par lui, et « le monde ne l’a pas connu »; et, ajoute-t-il, « il est venu chez lui (Id., I, 10, 11 ) »? Ainsi le Fils a été envoyé là où il est venu; mais si en sortant de son Père il est venu dans le monde, où il était déjà, il a donc été envoyé là où il était. Et, en effet, nous lisons dans les prophètes, que le Seigneur dit: « Je remplis le ciel et la terre (Jer., XXIII, 24 ) ». Quelques interprètes attribuent même cette parole au Fils qui, selon eux, l’aurait ou inspirée au prophète, ou prononcée par sa bouche. Quoiqu’il en soit, le Fils n’a pu être envoyé que là où il était déjà. Car où n’est pas Celui qui a dit: « Je remplis le ciel et la terre»?
Voulez-vous rapporter cette parole au Père? J’y consens; mais où le Père peut-il être sans son Verbe; et sans cette sagesse qui « atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur (Sag., VIII, 1 ) »? Bien plus, où peut-il être sans son Esprit? Aussi l’Esprit-Saint lui-même a-t-il été envoyé là où il était. C’est ce que nous fait comprendre le psalmiste, lorsque, voulant exprimer que Dieu est présent en tous lieux, et qu’il ne pouvait se dérober à ses regards, il nommait tout d’abord l’Esprit.Saint, et s’écriait : « Seigneur, où irai-je de devant votre Esprit? Où fuir devant votre face? Si je monte vers les cieux, vous y êtes? Si je descends au fond des enfers, vous voilà (Ps., CXXXVIII) ».
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Mais puisque le Fils et l’Esprit-Saint sont envoyés là où ils étaient déjà, il ne nous reste plus qu’à expliquer le mode de cette mission du Fils et du Saint-Esprit : car, pour le Père, nous ne lisons nulle part qu’il soit envoyé. Et d’abord je transcris, relativement au Fils, ce passage de l’Apôtre : « Lorsque les temps furent accomplis, Dieu envoya son Fils, formé d’une femme et assujetti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous sa loi (Gal., IV, 4 ) ». Cette expression, « formé d’une femme », signifie pour tout catholique, non que Marie perdit alors sa virginité, mais seulement, et selon une façon de parler qui est ordinaire aux Hébreux, qu’elle devint mère. Lors donc que l’Apôtre dit « que Dieu envoya son Fils formé d’une femme », il indique évidemment que Dieu l’envoya là où il devait se faire homme. Car, en tant qu’il est né de Dieu, le Fils était déjà dans le monde; mais en tant qu’il est né de la Vierge Marie, il fut envoyé, et il vint dans le monde. Au reste, il a été envoyé conjointement par le Père et l’Esprit-Saint. Et, en effet, on ne saurait tout d’abord (371) comprendre que la naissance humaine du Verbe ait pu avoir lieu sans le concours de l’Esprit-Saint; et puis l’Evangile nous l’affirme ouvertement. La Vierge Marie dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il? » et l’ange lui répondit : « L’Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ». Aussi saint Matthieu dit-il qu’ «elle se trouva avoir conçu du Saint-Esprit (Luc, I, 34, 35 ; Matt. I, 18 ) ». Enfin, c’est de son futur avènement en la chair que Jésus-Christ lui-même a dit par la bouche d’Isaïe : « Le Seigneur et son Esprit m’ont envoyé (Isa., XLVIII, 16 )».
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Peut-être aussi quelqu’un de mes adversaires me pressera-t-il jusqu’à me faire dire que le Fils s’est envoyé lui-même. Et, en effet, la conception de Marie et son enfantement sont une oeuvre de la Trinité tout entière, puisque les trois personnes divines coopèrent également à la création des êtres. Comment donc, direz-vous, le Fils est-il envoyé par le Père, s’il s’envoie lui-même? Avant toute réponse, je demande à mon tour qu’on m’explique comment le Père sanctifie le Fils, puisque celui-ci se sanctifie lui-même? Or, Jésus-Christ a expressément formulé cette double vérité. « Moi, dit-il, que le Père a sanctifié et envoyé au monde, vous dites que je blasphème, parce que j’ai dit : Je suis Fils de Dieu (Jean, X, 36 ) », et dans un autre endroit, il dit: « Je me sanctifie pour eux (Id., XVII, 19) ». Je demande encore comment le Père a pu livrer son Fils à la mort, puisqu’il s’y est livré lui-même. C’est ce que nous enseigne l’Apôtre, quand il nous dit que « Dieu n’a pas épargné son propre Fils, et qu’il l’a livré pour nous tous »; et parlant ailleurs du Sauveur et de sa rédemption, il écrit ces mots : « Il m’a aimé, et il s’est livré pour moi (Rom., VIII, 32 ; Galat., II, 20 ) ». Avec un peu de science théologique, on me répondra que dans le Père et le Fils il y a unité de volonté, non moins qu’unité d’opération. Comprenons donc que si le mystère de l’Incarnation du Verbe et celui de sa naissance du sein de la Vierge Marie, nous révèlent qu’il a été envoyé par le Père, il n’est pas moins certain que ces deux mystères sont l’oeuvre conjointe et unique du Père et du Fils, Il faut aussi leur adjoindre l’Esprit-Saint, car l’Evangile dit expressément que « Marie se trouva avoir conçu du Saint-Esprit ».
Cette manière d’élucider la question nous fera comprendre plus facilement le sens de cette assertion : Dieu le Père a envoyé son Fils, il lui a commandé de venir dans le monde, et soudain le Fils a obéi, et est venu. Mais le Père a-t-il simplement manifesté un désir, ou bien a-t-il donné un ordre formel? Peu importe, puisque dans un cas, comme dans l’autre, le Père a déclaré sa volonté par sa parole. Or, la parole ou le Verbe de Dieu n’est autre que le Fils de Dieu. C’est pourquoi, dès là que le Père a envoyé le Fils par sa parole, on est en droit de conclure que cette mission n’est pas moins l’oeuvre du Fils que celle du Père. Le Père envoie le Fils, et le Fils s’envoie lui-même, parce qu’il est le Verbe, ou la Parole du Père. Eh! qui pourrait en effet proférer cet horrible blasphème, et dire que le Père a prononcé une parole rapide et passagère pour envoyer son Verbe éternel, et faire que dans le temps il apparût en notre chair? Mais la vérité est qu’en Dieu était le Verbe, qu’au commencement le Verbe était avec Dieu, et qu’il était Dieu lui-même. Ainsi cette sagesse divine qui n’est point bornée par le temps, a daigné dans le temps prendre la nature humaine. Et comme en dehors de tout calcul de temps et de durée, le Verbe était au commencement, et que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu, éternellement aussi résidait dans le Verbe le décret ou la parole qui réglait que dans le temps le Verbe se ferait chair, et qu’il habiterait parmi nous (Jean, I, 1, 2, 14 ). Lors donc que la plénitude des temps fut arrivée, « Dieu envoya son Fils formé d’une femme (Gal., IV, 4 ) » , c’est-à-dire né dans le temps, afin que son Verbe devînt homme et qu’il parût au milieu des hommes. Mais le Verbe avait de toute éternité fixé en lui-même le moment où il se manifesterait dans le temps. Car l’ordre des temps et la succession des siècles sont éternels en la sagesse de Dieu.
Or, puisque nous reconnaissons que le décret qui réglait l’incarnation appartient également au Père et au Fils, nous pouvons dire avec raison que celui des deux qui a paru en notre chair, a été envoyé, et que l’autre qui ne s’est point manifesté, l’a envoyé. Car les oeuvres extérieures qui paraissent à nos yeux, se réalisent en Dieu dans le secret de la Divinité, et c’est pourquoi on les dit envoyées, missa. (372) Au reste, c’est la personne du Fils qui s’est faite homme, et non celle du Père. Aussi disons-nous que dans ce mystère le Père a envoyé le Fils, parce qu’étant, avec son Fils, Dieu et invisible, il a fait que ce Fils s’est rendu visible. Mais si le Fils, en se rendant visible, eût cessé d’être invisible ainsi que le Père, c’est-à-dire si la nature invisible du Verbe se fût changée et transformée en une créature visible, on comprendrait bien que le Père envoie le Fils, quoique l’on ne puisse concevoir aussi facilement que le Fils reçoive de lui-même sa mission, ainsi qu’il la reçoit du Père. Mais parce que le Fils, en prenant la forme d’esclave, a conservé la forme divine en toute son intégrité, il est évident que le Père et le Fils, par une opération secrète et invisible, ont fait que le Fils apparût parmi les hommes. En d’autres termes, le Père invisible et le Fils invisible ont envoyé le Fils, afin qu’il se manifestât au monde. Pourquoi donc Jésus-Christ dit-il : « Je ne suis point venu de moi-même? » C’est qu’il parlait en tant qu’homme; et c’est en ce même sens qu’il ajoutait encore: « Je ne juge personne (Jean, VIII, 42, 15 ) ».
- Nous disons donc que Dieu le Fils a été envoyé, parce qu’étant comme Dieu caché aux regards des hommes, il s’est rendu visible comme homme. Et de même il est aisé de comprendre que l’Esprit-Saint est également envoyé. Car nous savons que cet Esprit divin s’est manifesté quelquefois sous une forme sensible et matérielle. Ainsi, au baptême de Jésus-Christ, il descendit sur lui sous la forme d’une colombe; et au jour de la Pentecôte, il s’annonça d’abord par un vent violent, et les apôtres virent ensuite comme des langues de feu qui se partagèrent et se reposèrent sur chacun d’eux (Matt., III, 16 ; Act., II, 2-4 ). C’est cette manifestation visible de l’action secrète de l’Esprit. Saint que nous appelons Mission. Sans doute, il n’apparut pas en cette nature invisible et incommunicable qui lui est commune avec le Père et le Fils, mais il voulut exciter, par ces signes sensibles, l’attention des hommes, afin que de cette manifestation temporelle, ils s’élevassent à la pensée de sa présence éternelle et invisible.