CHAPITRE VIII.
A DIEU SEUL LE POUVOIR DE CRÉER.
- Ce serait néanmoins une grave erreur que de penser que les anges rebelles peuvent commander en maître aux créatures matérielles et sensibles. En réalité, ces créatures n’obéissent qu’à Dieu, puisque lui seul permet aux démons de s’en servir selon les arrêts de sa souveraine justice et de son immuable équité. C’est ainsi que par l’emploi de l’argent les impies et les réprouvés semblent user à leur gré de l’eau, du feu et de la terre. Et toutefois ils n’en usent que dans les limites que Dieu leur a tracées. On ne saurait donc attribuer aux mauvais anges un pouvoir vraiment créateur, parce qu’ils firent que les magiciens de Pharaon résistèrent au serviteur du vrai Dieu, et qu’ils produisirent également des serpents et des grenouilles : car ils ne les créèrent point. Et, en effet, les germes de tous les corps qui existent reposent paisibles et inaperçus dans les divers éléments de l’univers. Notre oeil, il est vrai, peut en découvrir quelques-uns dans la fructification des plantes et la reproduction des animaux. Mais tous les autres nous sont entièrement inconnus et se rapportent à l’acte premier de la création. Aussi est-il dit dans la Genèse que Dieu ordonna d’abord aux eaux de produire les poissons qui nagent, et les oiseaux qui volent, et puis à la terre d’enfanter les animaux, chacun selon son espèce, de même qu’elle avait précédemment produit les plantes, chacune selon son genre ( Gen., I, 20-25).
Au reste, cette puissance de fécondité, qui fut alors communiquée à l’eau et à la terre, ne s’épuisa point en ces productions premières. Elles la conservent toujours; seulement le milieu propre à favoriser en elles de nouvelles générations, leur fait souvent défaut. Un sarment, par exemple, produit un cep de vigne, lorsqu’il est planté dans un terrain convenable. Mais ce sarment lui-même provient d’un pépin qui contient en germe un cep nouveau. Jusque-là, nous pouvons saisir le phénomène de la reproduction; mais vouions-nous ensuite analyser ce pépin, nous serons forcés d’y reconnaître une fécondité réelle, quoique si bien cachée qu’elle échappe à toutes nos observations. Et, en effet, sans cette fécondité inhérente et absolue, comment la terre produirait-elle mille plantes dont les graines n’ont point été semées? Comment encore la terre et l’eau enfanteraient-elles en dehors de tout accouplement des sexes tant d’animaux, dont la génération spontanée est contraire à toutes les lois connues, et qui néanmoins naissent, croissent et se multiplient? On peut citer en preuve la fécondation des abeilles qui recueillent sur les fleurs la poussière séminale. Or, celui qui a créé cette poussière est le Dieu qui a créé tout ce qui existe; et tous les êtres qui naissent sous nos yeux, reçoivent de cette fécondité première que possèdent les éléments, le germe et le développement de leur existence. Aussi les progrès de leur accroissement, et la variété de leurs formes sont-ils subordonnés aux règles de leur primitive génération.
C’est pourquoi nous ne disons point que le père et la mère soient les créateurs de leurs enfants, ni que les laboureurs soient les créateurs de leurs moissons, quoique au dehors Dieu emploie leur intermédiaire pour opérer en secret par sa propre puissance la naissance de l’enfant et la production des moissons. Et. de même, nous ne pouvons considérer comme vraiment créateurs, ni les bons anges, ni les mauvais, lorsque, connaissant en raison de la subtilité de leur intelligence et de leur corps, les germes cachés des êtres, ils les disséminent secrètement dans les milieux qui leur conviennent, et eu favorisent ainsi le rapide développement. Mais ici encore les bons anges ne font le bien que selon les ordres du Seigneur, et les mauvais n’opèrent le mal que selon la juste permission qu’il leur en donne. Car si le démon a par lui-même la volonté de faire le mal, Dieu ne lui accorde que pour des raisons justes et équitables le pouvoir de le faire, Or, ces raisons sont de la part du Seigneur, tantôt de châtier le démon ou le pécheur, et tantôt de punir l’impie et de glorifier le juste.
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C’est pourquoi l’Apôtre saint Paul séparant l’action intérieure et secrète de Dieu de l’action extérieure et visible de la créature, dit par analogie avec les travaux de l’agriculture : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais e Dieu a donné l’accroissement ( I Cor., III, 6 ) ». Ainsi encore dans l’homme, Dieu seul peut justifier l’âme, tandis que la prédication extérieure de l’Evangile peut être le fait d’un vrai zèle, ou même par occasion d’une jalouse rivalité. Et (395) de même, le Seigneur opère secrètement la création des êtres visibles, et dirige l’action extérieure des anges bons ou mauvais, des justes et des pécheurs, et tous les animaux selon les décrets de sa sagesse, la mesure des forces qu’il a départies à chacun, et l’opportunité des circonstances. En un mot, il agit sur la nature par la création, comme l’homme agit sur la terre par l’agriculture. D’où il suit qu’à l’aide de leurs opérations magiques les mauvais anges ne peuvent pas plus être considérés comme les créateurs des grenouilles et des serpents que les hommes pervers ne le sont des moissons dues à leurs travaux.
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Jacob avait placé des branches de couleur, variée dans les canaux où ses brebis venaient boire, afin qu’elles conçussent en les regardant; et néanmoins l’on ne peut dire qu’il créât en elles la variété des toisons. Bien plus, ni les brebis, ni les béliers ne furent par rapport à leurs agneaux les créateurs de cette variété. Seulement l’impression qui se fit en eux par la vue de ces diverses baguettes réagit nécessairement sur les fruits de leur reproduction, en sorte que les agneaux de la première saison étaient seuls marqués de différentes couleurs. Ce phénomène peut sans doute s’expliquer par la double réaction du cerveau sur les organes, et des organes sur le cerveau; mais en dernière analyse il faut y reconnaître l’acte et la disposition de cette sagesse souveraine et éternelle, qui, par son immensité remplit tous les lieux , et qui, immuable en son essence, n’abandonne aucun des êtres soumis au changement , parce qu’elle les-a tous créés. Que les brebis de Jacob produisissent des agneaux et non des verges, ce frit le fait de cette sagesse immuable et cachée qui a créé toutes choses. Mais que la variété des verges influât sur la couleur des agneaux, ce fut au dehors le résultat de l’impression que produisit sur le cerveau des brebis la vue de ces verges, et au dedans ce fut la conséquence du mode de conception qu’elles ont reçu de la puissance intime du Créateur. Au reste, il serait trop long et peu nécessaire d’expliquer ici comment dans la mère les sensations du cerveau modifient la forme du foetus, et il suffit de dire qu’on ne saurait affirmer qu’elle crée le corps de son enfant. Et en effet, l’origine première de tout être sensible et corporel, non moins que le mode, la raison et la disposition qui le tirent du néant, et le revêtent de tel caractère plutôt que de tel autre, dérivent de l’Etre suprême qui est par essence la vie intelligente et incommunicable. Cet Etre premier et souverain domine tous les êtres, et il les soumet tous, même les plus petits et les plus obscurs, à l’action de ses lois. Je n’ai donc rappelé le fait des troupeaux de Jacob que pour avoir occasion de dire que, malgré l’industrie avec laquelle il disposa ses baguettes, il ne fut point à l’égard des agneaux, ni des chevreaux, le créateur des variétés de leurs toisons. On ne peut non plus le dire des mères qui agirent seulement selon les lois de la nature, en maculant leurs fruits des taches dont leurs yeux avaient été constamment frappés. Mais surtout, nous sommes bien moins encore autorisés à soutenir que les mauvais anges créèrent les serpents et les grenouilles que tirent paraître les magiciens de Pharaon.