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Tout homme sobre ne préférerait-il pas, s'il le pouvait, se nourrir d'aliments secs ou humides sans éprouver aucune volupté charnelle, à peu près comme nous aspirons et expirons l'air qui nous environne? Cet air qui s'insinue continuellement en nous par la bouche et par le nez, ne nous fait éprouver ni saveur ni odeur, et cependant nous ne pourrions rester privés d'air aussi longtemps que nous restons privés de nourriture ; nous n'en ressentons même pas la privation ; tout ce que nous éprouvons, c'est une gêne et une souffrance quand nous nous fermons la bouche ou le nez, ou quand, par un acte de la volonté, nous empêchons pour un moment le mouvement des poumons à l'aide desquels nous aspirons et expirons les fluides vitaux, par un jeu de va-et-vient assez semblable à celui d'u.it soufflet. Quel bonheur ne serait-ce pas pour nous si, à la durée plus ou moins longue, fût-elle plus longue encore, pendant laquelle nous pouvons nous passer de nourriture, venait s'ajouter l'heureux avantage de ne trouver dans les aliments aucune de ces saveurs séductrices, en dehors desquelles nous pourrions fort bien satisfaire aux besoins de l'alimentation? Dans cette vie il suffit d'user modérément de nourriture pour mériter le nom de sobre et de continent, et des éloges justement acquis; il est même des hommes qui savent retrancher quelque chose à leur nécessaire, et préfèrent toujours prendre moins que plus. Combien plus devons nous croire que, dans l'état de notre dignité primitive, la nourriture nécessaire à la sus. tentation de notre corps était soumise à un mode naturel, qu'elle ne dépassait jamais; et telle était la vie des premiers hommes dans le paradis terrestre.
