23.
Julien. Mais ne laissons pas inachevé ce que nous avons commencé. Il est manifeste, ô toi, maître consommé dans l'art de raisonner, que tu as à la fois loué dans les termes les moins équivoques et flétri par des accusations encore plus expressives une seule et même chose, c'est-à-dire la nature humaine; or, s'il est impossible qu'un seul et même objet, envisagé sous un seul rapport, mérite au même instant des éloges et un blâme aussi explicites, la raison naturelle n'accepte pas davantage ce langage contradictoire, alors même qu'on parait établir une distinction de mots entre deux choses parfaitement identiques. En réalité donc la nature est bonne absolument, et le mal que tu lui attribues a été considéré comme tout à fait incompatible avec la sainteté de son auteur jusqu'au jour où la dent impure et criminelle des Manichéens est venue porter à celle-ci la plus criminelle de toutes les atteintes. L'échafaudage de tes arguties étant ainsi renversé, je te demanderai quels peuvent être, suivant toi, les moyens de saisir ce fantôme de mariage dont tu nous as fait la peinture. Si tu déclares que la cause protectrice de l'homme n'est point le mariage, mais la nature, tu devras reconnaître aussi que la nature, et non point le mariage, est la cause du péché ; et alors ce mariage dont tu voulais bien faire l'éloge s'évanouit tout entier comme une vaine fiction. Comment pourras-tu le définir, s'il n'est cause productrice ni des fruits que tu qualifies de mauvais ni des fruits que je proclame bons? Si tu soustrais à l'honnêteté de l'acte conjugal la formation de l'homme, de peur d'être obligé d'attribuer aussi cette formation à l'acte de fornication ; si tu évites pareillement de proclamer le péché une conséquence nécessaire de l'acte conjugal, afin de ne point paraître condamner le mariage ; que reste-t-il dans celui-ci qui puisse être l'objet de tes éloges ? Pourquoi crains-tu de flétrir par des paroles ce que ton argumentation a réduit au néant le plus absolu ? De quoi pourra-t-on dire que le.mariage est la cause, s'il n'est ni bon, ni mauvais naturellement ? Il ne restera donc plus qu'à retrancher des langues humaines les noms de mariage et d'honnêteté conjugale? Mais tu es oppressé et d'une oppression violente : il nous faut donc venir au secours d'un pauvre vieillard hors d'haleine. Eh bien, oui, il reste encore une chose à laquelle peuvent s'adresser tes éloges, mais, en dehors de celle-là, impossible d'en trouver une autre. Tu peux dire que le mariage se tient à la porte pour protéger la volupté des époux contre toute accusation d'obscénité et pour conserver, par le prestige d'un nom sacré, l'honneur et la dignité de l'acte conjugal. C'est donc vainement que tu as essayé de flétrir, par tes éloges hypocrites, et d'avilir la sainteté du mariage : tu n'as réussi qu'à te déshonorer toi-même. Le mariage triomphe de toutes les attaques de voire colère impuissante, et il ne permet pas aux langues des Manichéens de répandre leur venin perfide sur les unions dont l'honneur est confié à sa garde. Ceux-ci ont, dit-on, des tavernes dignes de leur doctrine, où ils se livrent pendant la nuit aux excès de la débauche la plus éhontée ; mais le mariage est comme une garde qui veille pour protéger l'union des époux honnêtes, pour la défendre contre toute accusation et pour maintenir le respect dû à un acte respectable en soi. Par un privilège que l'Apôtre lui a reconnu, cette garde conserve absolument intact l'honneur des unions légitimes et la sainteté du lit nuptial aussi longtemps que l'adultère n'approche point de ce lit; quant aux fornicateurs, et aux adultères, Dieu les jugera[^1]. En quoi donc l'union des sexes est-elle criminelle, si le mariage, dont la dignité et la sainteté ont été proclamées par toi-même, a pour mission de veiller à ce que cette union s'accomplisse librement et dans le secret qui convient à un acte respectable ?
Augustin. Quand tu as dit qu'on reconnaît un arbre à ses fruits, ton intention n'était pas d'invoquer ce témoignage de l'Evangile en faveur de la nature, mais bien en faveur du mariage. Voici en effet tes propres paroles : « Si le mal originel est contracté même par les enfants naissant de parents légitimes, la cause de ce mal réside donc dans le contrat matrimonial, et l'on doit nécessairement considérer comme mauvais en soi ce contrat par lequel et duquel proviennent des fruits mauvais; conformément à cette parole du Seigneur dans l'Evangile On reconnaît un arbre à ses fruits ». Tu as ajouté : « Penses-tu être écouté par aucun homme sérieux, quand tu qualifies de bon le mariage, d'où tu déclares en même temps qu'il ne procède rien que de mauvais? Il est donc incontestable que le mariage doit être condamné, s'il est vrai qu'il soit la source du péché originel ; et il est impossible de le défendre sans proclamer, en même temps, l'innocence de ses fruits. Mais le mariage n'est plus à défendre et sa bonté n'a plus besoin d'être démontrée : l'innocence de ses fruits est donc, elle aussi, un fait acquis « irrévocablement ». La teneur même de ces paroles ne permet pas de douter que, dans ta pensée, l'arbre représentait le mariage, et les fruits de l'arbre,. les enfants qui naissent de l'union de parents légitimes. Mais tu n'as pas pu soutenir ce raisonnement jusqu'au bout, par ce motif tout à fait péremptoire, que d'autres enfants naissent pareillement . des unions, adultères : c'est pourquoi tu as jugé à propos de chercher au plus vite- dans la nature un refuge assuré contre les répliques de tes adversaires; mais tu ne songeais nullement à cette nature, quand tu recourais aveuglément à la parabole de l'arbre de l'Evangile pour établir la bonté du mariage et des fruits du mariage. Défends donc la nature contre le péché originel. Laisse le mariage; démontre que la nature est un bon arbre par la raison qu'elle engendre des hommes soit à l'aide d'unions légitimes, soit à l'aide d'unions adultères; continue d'affirmer que ces hommes sont des fruits bons d'un arbre bon, de peur qu'on ne les considère comme ayant contracté, en naissant d'une origine corrompue, une: souillure dont ils auraient besoin d'être purifiés par le sacrement de la régénération ; de peur, en un mot, qu'on ne les considère comme ayant besoin d'être sauvés et rachetés par le sang qui a été répandu pour la rémission des péchés. Poursuis ton oeuvre d'hérétique sacrilège. Remplis le paradis de Dieu, alors même qu'aucun péché n'y aurait été commis, remplis ce paradis d'hommes cédant aux convoitises les plus grossières ou luttant contre elles avec des efforts inouïs ; de femmes achetant au prix des plus vives douleurs l'honneur de devenir mères; remplis-le d'enfants poussant des vagissements pénibles, de malades en proie à d'atroces souffrances, de cadavres sans vie, d'orphelins versant des larmes brûlantes et amères. Oui, poursuis cette oeuvre, elle est digne de toi. Ces châtiments sont en effet, suivant toi, l'apanage inséparable des fruits bons de ton arbre bon, et ils ont droit de cité dans le séjour délicieux du paradis, maïs du paradis des Pélagiens. Ce n'est pas tout. Avec cette ironie savante qui est le privilège des dialecticiens émérites, tu appelles sur mou argumentation le rire de tes lecteurs; tu leur apprends que j'ai à la fois loué dans les termes les moins équivoques et flétri par les accusations les plus odieuses une seule et même chose, c'est-à-dire la nature humaine. Pour moi, je ne me glorifie point d'avoir pour maître Aristote, ni Chrysippe, encore moins Julien au. verbiage très-pompeux et très-creux; mon seul. docteur est Jésus-Christ, lequel, étant Dieu, ne se serait point fait homme, assurément, si la nature humaine n'était pas une chose éminemment bonne; lequel aussi, étant né et ayant vécu constamment exempt de péché; ne serait point mort pour cette nature, si elle n'avait subi les atteintes mortelles de ce mal énorme qu'on nomme le péché. Toutefois, comme s'il ne t'eût pas suffi d'avoir plaidé victorieusement la cause de la nature humaine, laquelle naît dans des conditions identiques soit des unions adultères, soit des unions légitimes, tu as jugé à propos de chercher ensuite à nous enfermer dans un cercle sans issue au sujet de la bonté du mariage, et de nous demander quelle place celui-ci peut encore occuper parmi les choses humaines, si l'on ne peut lui imputer ni le mal qui est en nous, parce que ce mal ne vient pas de lui, mais de notre origine souillée par: le péché.; ni le bien qui est en nous aussi, parce que des hommes naissent souvent d'unions adultères. Et parce que nous avions cru devoir établir une distinction entre l'honnêteté du mariage et la honte des unions illicites, tu as pensé. que cet aveu de notre part pourrait te servir d'un argument sans réplique pour démontrer qu'aucun mal originel ne provient des unions conjugales ; mais tu n'as pas remarqué ici que, si le bien du mariage empêchait les enfants naissant de parents légitimes de contracter aucun mal, par une raison contraire le mal de l'adultère devrait être cause que les enfants naissant de parents illégitimes contracteraient. ce mal. Le mariage occupe donc une place parmi les choses humaines, et cette place est une place honorable : l'institution du mariage a pour objet, non pas précisément de faire naître des hommes ; car alors même que pas un seul contrat matrimonial n'aurait jamais été consenti, on verrait naître çà et là des hommes qui seraient le fruit d'unions purement naturelles d'os sexes ; mais cette institution a pour objet de faire que les hommes naissent d'une manière légitime et honorable; et que, si la mère est connue par le fait même de l'enfantement, le père, lui aussi, soit connu par le fait du contrat matrimonial.: cette institution, enfin, a pour objet d'empêcher ta honteuse cliente de flétrir toutes les femmes et d'exercer sur elles une tyrannie d'autant plus horrible qu'elle serait plus absolue. Toutefois, parce que l'homme naissant du mariage naît par là même d'un père connu, il ne s'ensuit point que cet homme n'a pas besoin d'un Sauveur qui lui procure le,bienfait d'une seconde naissance et le délivre du mal dont il a été souillé dans sa naissance première. L'union conjugale n'est donc pas une union criminelle, ainsi que tu nous accuses faussement de l'enseigner ; mais la charité des époux est d'autant plus digne d'éloges, que seule elle peut faire un bon usage d'une chose mauvaise dont tes éloges infâmes et monstrueux, ne réussiront pas à changer le caractère.
- Hébr. XIII, 4.