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Julien. Que dans sa prudence le lecteur n'oublie point qu'il y a une grande différence entre les actes possibles et les actes nécessaires, qu'il regarde comme nécessaires tous les actes de la nature, et comme possibles ceux de la volonté, et qu'il termine toutes les questions dans le sens où elles ont commencé. Qu'il erre en aveugle de l'une à l'autre, et dans toutes ses paroles, du moins à peu près, il commettra une foule d'erreurs : et comme cette réflexion est claire, on voit combien tu as été aveugle en tirant ces conclusions : De même que le mal, qui n'était nulle part, a pu surgir dans l'oeuvre de Dieu, de même quand il a été, il a passé tout naturellement dans l'oeuvre de Dieu. Vois dans quelle erreur tu es enlacé : tu dis que le péché une fois conçu par la première volonté, qui était simplement possible, est devenu ensuite nécessaire; de même alors qu'un mouvement libre de l'âme a pu surgir, de même sans mouvement libre, il est devenu nécessité pour les actes naturels. Mais comprends donc que Dieu est l'auteur de ce qui est nécessaire. Si donc l'oeuvre de Dieu est dans les actes nécessaires ce qu'est l'oeuvre de l'âme dans les fautes, il est nécessairement aussi coupable que celui dont il inculpe la volonté. Et même plus : car autant le nécessaire l'emporte sur le possible, autant mettre le péché dans l'âme est plus coupable que le commettre. Bien que ce ne soit point ici le lieu de le faire, je n'en montre pas moins, en passant, que tes opinions sur Dieu sont pires que celles des Manichéens. Leur Dieu a pu être amputé à l'improviste dans quelque guerre ; mais le tien est corrompu par ses crimes anciens et nombreux. C'est pourquoi tes doctrines sont en désaccord avec celles des catholiques, non-seulement dans cette question, mais tout à fait au sujet de Dieu : tu ne l'honores pas, tandis que nous le révérons dans sa souveraine justice, sa souveraine puissance, son indivisible Trinité. Donc ce qui est de la volonté n'a pu passer par la nature, et nous disons avec raison que, l'oeuvre du diable ne saurait traverser l'oeuvre de Dieu. Car l'œuvre du diable, ainsi que de l'homme pervers, c'est le péché, qui ne peut être nulle part sans le mouvement d'une volonté libre. Or cette oeuvre chez le diable et chez l'homme vient du possible; car l'œuvre de Dieu c'est la nature, qui fait subsister l'homme, non point d'une manière possible, mais nécessaire : et cette nature est longtemps sans la volonté, dont la force ne se déclare qu'à un âge fixé. Donc tant que la nature est sans volonté, elle est seulement l'œuvre de Dieu : mais alors n'ayant fait aucun péché, elle ne saurait en avoir. Cette parole donc est irréfutable, que l’oeuvre du diable ne saurait traverser l'œuvre de Dieu: Mais cet adage qui t'appartient n'est pas moins faux que profane : « L'oeuvre de l'œuvre de Dieu a traversé l'oeuvre de Dieu ». Car c'est dire : Dieu lui-même pèche, puisque l'homme, qui est l'œuvre de Dieu, pèche. De même, en effet, que le péché n'est nulle part que dans l'oeuvre de l'homme; (car l'homme, par le péché, n'ajoute rien à sa substance, de manière que le péché fasse une saillie, mais seulement l'œuvre du mal, commise par la volonté mauvaise, amasse pour celui qui l'a commise un trésor de malheurs, en sorte que l'on appelle mauvais celui a fait le mal) ; de même ton Dieu, s'il a fait le mal dans son oeuvre, n'en reçoit aucun accroissement de substance, non plus que l'homme mais il en résulte pour lui un trésor de honte, en sorte qu'on peut l'appeler mauvais, à cause de son oeuvre mauvaise. Il est encore évident que l'enfant, tant qu'il est enfant; n'est point coupable, parce que la malice lui vient de la nécessité : et si chez le diable elle n'était possible, il ne pourrait titre coupable. Mais Dieu, le véritable Dieu des chrétiens, ne fait point le mal; et l'enfant aussi, avant d'user de sa propre volonté, n'a en lui que ce que Dieu y a fait. Nul- péché ne saurait donc titre naturel. Mais comme nous avons parcouru en tous sens les antres de cette erreur antique, sans laisser aucune obscurité sur cette question, que, le lecteur retienne bien la distinction du nécessaire et du possible, et il se rira des erreurs traduciennes non moins que des manichéennes.
Augustin. Aux yeux des hommes qui comprennent assez ce qu'ils lisent, pour comprendre aussi tes paroles, en te répétant terme pour terme avec tant d'ambiguïté, tu n'as rien gagné qu'à te donner l'apparence de vouloir, dans ton impuissance de la résoudre, obscurcir ma réponse en un seul livre, que tes huit livres n'ont point réfutée. Mais, aux yeux de ceux qui ne comprennent point, tu t'es donné l'apparence de dire quelque chose, justement parce qu'ils n'ont rien compris. Il faut donc leur rappeler brièvement le sujet de la discussion, afin d'écarter les ténèbres de ta loquacité, et qu'ils envisagent mon raisonnement et voient qu'il est invincible. Tu as dit en effet: Si la nature est l'œuvre de Dieu, l'oeuvre de Dieu ne saurait être traversée par le diable. A cela je réponds : Que dis-tu là, que si la nature est l'oeuvre de Dieu, cette oeuvre ne saurait être traversée par le diable ? Est-ce que l'oeuvre du diable n'a point surgi dans l'œuvre de Dieu, quand elle a surgi d'abord chez l'ange qui est devenu diable ? Si donc le mal, qui n'était absolument nulle part, a pu surgir dans l’oeuvre de Dieu, pourquoi le, mal, qui était déjà quelque part, n'aurait-il .pu traverser l'oeuvre de Dieu, surtout quand l'Apôtre, s'exprime en ces termes: « Et ainsi la mort a passé en tous les hommes[^1]? » Les hommes ne sont-ils pas f.oeuvre de Dieu? Donc le péché a passé par les hommes, c'est-à-dire l'œuvre du diable par l'œuvre de Dieu; et, pour m'exprimer en d'autres termes, l'œuvre de l'œuvre de Dieu par l'œuvre de Dieu. Et dès lors il n'y a que Dieu seul qui.soit immuable, qui ait une bonté souveraine, qui, avant que le mal fût, a fait des oeuvres bonnes, et qui, en toutes choses, tira le bien du mal qui a pu surgir dans ce qu'il a fait de bien, Et toi, troublé par l'évidence des choses, tu as cru devoir obscurcir les regards des hommes par une longue et futile discussion sur le possible et le nécessaire, afin que cette obscurité te permît, non point de soustraire à la destruction ton opinion futile, tuais d'en cacher la mort à leurs yeux. Qu'ont. à voir le nécessaire ou le possible dans la question dont il s'agit? Il est certain que l'ange et l'homme ont péché : donc, ou bien ose dire que l'ange et l'homme ne sont point des natures; ou bien, si tu n'es pas assez fou pour avoir cette audace, te voilà convaincu que le péché de l'homme c'est le. péché de la nature. Mais c'est l'effet du possible, dis-tu, et non, de la nécessité. Cela est vrai : et toutefois l'ange a péché, l'homme a péché, la nature a péché; et ainsi l'œuvre de Dieu, qui est l'ange, qui est l'homme, a péché, sans que Dieu l'y forçât, mais par la mauvaise volonté qu'il eût pu ne pas avoir. Honnie donc soit cette nature qui a été faite bonne, qui n'a pas été contrainte à faire le mal, et qui néanmoins l'a fait ! Gloire à Dieu qui a fait la nature bonne et qui a tiré le bien du mal que lui-même n'a point fait!
Dès lors que l'on peut avec ces raisons, et d'autres véritablement catholiques, et défendre et prêcher la nature créatrice, réprouver et condamner la nature pécheresse, et que cette nature pécheresse on peut et la louer comme oeuvre de Dieu, et la blâmer, en ce que, sans t'être contrainte par lui, elle s'est retirée de lui, et a reçu son châtiment jusque dans sa postérité, (car cette même nature qui a péché volontairement en un seul, renaît involontairement dans chaque homme ; ) qui t'a forcé a dire, qui t'a pressé à écrire : « Si la nature est l'oeuvre de Dieu, l'œuvre de Dieu ne saurait être traversée par l'oeuvre du diable ? » Quelle surdité à la voix des saints ! Quel aveuglement dans les inventions ! Le péché n'est-il point l'œuvre du diable ? N'a-t-il point passé dans tous les hommes; qui sont l'oeuvre de Dieu ? N'est-ce point par le péché que vient -1a mort, cette mort surtout qui est, selon vous, le seul fruit du péché, non la mort du corps, mais la mort de l'âme, l'œuvre du diable ? N'a-t-elle point passé par tous les hommes qui sont l'œuvre de Dieu ? C'est par imitation, dites-vous, qu'elle y a passé. Toutefois elle a passé par les hommes, qui sont l'oeuvre de Dieu. — C'est l'œuvre du possible et non du nécessaire. — Dis ce qu'il te plaira, elle a passé par les hommes qui sont l'œuvre de Dieu, et toi, sans aucune exception, tu as dit: « L'oeuvre du diable ne saurait passer par l'oeuvre de Dieu » ; et dans ta futilité plus grande encore que la futilité de cet aphorisme, tu as cherché dans un tas de paroles non plus à le défendre pour le faire admettre, mais à le couvrir pour le dérober aux regards. Si ta mémoire ne te rappelait point les paroles de l'Apôtre, qui t'interdisaient ce langage, comment n'as-tu pas vu que subsister dans l'oeuvre de Dieu c'est pour l'oeuvre du diable, plus que d'y passer? Si tu avoues le premier, pourquoi nier le second ? N'y a-t-il de possible que ce que tu veux, d'impossible que ce que tu ne veux pas ? Que Dieu te prenne en pitié et chasse ta vanité. Mais le Manichéen embrasse volontiers ton sentiment, qui est en faveur près de lui, et il argumente en cette manière : Si l'œuvre du diable ne saurait passer par l'œuvre de Dieu, encore moins peut-elle y subsister ; quelle est donc l'origine du mal, sinon celle que nous lui assignons ? Mais nous lui répondons : Parle ainsi à Julien, pas à nous. Nous avons mis dehors le père de cette doctrine : loin de nous nuire, il sera vaincu avec vous, ou plutôt nous l'avons vaincu et vous aussi.
- Rom. V, 12.