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Œuvres Augustin d'Hippone (354-430) Contra secundam Iuliani responsionem imperfectum Contre la seconde réponse de Julien
LIVRE SIXIÈME. LE SIXIÈME LIVRE DE JULIEN.

14.

Julien. Ma discussion, jusqu'à présent, s'est maintenue dans les coutumes de notre foi; mais pour ne point me borner à ce rôle, je veux te traiter avec bienveillance et prendre celui d'un homme qui donnerait dans les idées de ton maître. Je le ferai de manière à te forcer à devenir l'antagoniste des Manichéens, si tu n'es point d'accord avec eux. La preuve qu'il n'y a dans notre assertion aucun piège, c'est qu'un Traducien ne trouve rien à répliquer au Manichéen. Ce sera le cas de montrer entre vous un accord que vous entretenez par des concessions mutuelles, puis. qu'on ne saurait soulever la dispute entre vous. Que le lecteur comprenne dans quel dessein j'ai fait cette entreprise. Et maintenant prenons le langage du personnage que nous voulons jouer. Ils sont dans une grande erreur, ceux qui croient que ce corps matériel est propre à la justice: une vile nature de sang et de chair interdit tout noble soin. Tout ce qui tend à calmer les sens irrités n'aboutit qu'à troubler et même à ruiner l'esprit qui, une fois tombé dans cette boue par un inqualifiable malheur , perd tout élan généreux dans cette fange. Autant qu'il est en lui, il tend vers les régions qui sont les siennes, c'est-à-dire vers les régions supérieures ; mais il est retenu dans son bouge terrestre. Enfin, s'il veut s'élever à la chasteté, il ressent dans ses entrailles brûlantes les attaches visqueuses de la volupté. Qu'il aspire à se montrer libéral dans ses aumônes, alors, sous le masque de la frugalité, l'avarice lui mettra aux mains les plus dures entraves. S'il veut se maintenir dans une constance calme et sereine, la crainte le vient assaillir comme la grêle, ou c'est la douleur comme une tempête, ou bien tous les doutes qui le font pâlir et l'empêchent de poursuivre aucun dessein. Ajoutez a cela cette nuit de l'inconnu, qui l'environne de ses ténèbres. Que pouvons-nous louer dans cet être animé dont les yeux n'ont point la force de discerner ce qui est utile et dont les naufrages sont innombrables quand il s'agit des tempêtes et des écueils des passions ? Et l'on peut sans erreur voir en cela les effets d'une substance dépravée, puisque le premier homme était victime des mêmes douleurs ! Pour appuyer en effet cette doctrine sur le témoignage de Moïse, qui est en vénération parmi les catholiques, les premiers hommes éprouvaient les tortures de la crainte, menacés qu'ils étaient de péril s'ils n'obéissaient point; et autant que nous en pouvons juger par la comparaison des situations, leurs craintes étaient plus vives que celles de leur postérité, puisqu'ils redoutaient un châtiment qu'ils ne connaissaient point encore. En quoi, dira-t-on, pouvaient-ils à ce point redouter la mort eux qui ne.savaient ce qu'il y a de douloureux dans le trépas? L'unique soupçon de la douleur les jetait dans la perplexité. Quelle peut être la paix d'une âme envahie par cet effroi glaçant? Quelle profonde ignorance chez l'homme, et pour lui combien était dure cette condition de la souffrir, elle dont il ne pouvait s'affranchir que par le péché ; car une audace condamnable pouvait seule lui donner la science du bien et du mal? Ce qui faisait son aveuglement et son malheur, c'est, diras-tu, ce désir inné de connaître, qu'attisait la beauté, la suavité du fruit défendu. Avec tout cela, ce qui nous peindra mieux son malheur, c'est qu'il était exposé aux assauts d'une nature bien plus élevée. Or, quel homme serait assez insensé pour voir le moindre bien où tant de causes de malheur se trouvaient rassemblées ? La chair montra donc dans ces premiers hommes ce qu'il y avait de très-vicieux dans sa condition, de très-vicieux dans sa nature. Or Dieu, qui est bon, n'a pu être l'auteur d'une nature si défectueuse. Quelle ressource avons-nous donc, sinon de proclamer que l'âme nous vient d'un principe, et la fange d'un autre principe ?

Voilà donc armé de toutes pièces le Manichéen dont j'avais assumé le rôle. Ce que nous attendons à présent, tu le comprends, c'est que celui qui est son adversaire vienne bientôt le réfuter. Mettez donc votre dogme en conflit avec le sien, et l'on verra s'il est possible de le mouvoir quelque peu sans le détruire. Il est certain qu'il a professé, non-seulement que toux ceux qui naissent par la voie de la chair sont coupables, mais encore que la nécessité du péché était en Adam le résultat de la formation de ses entrailles et de l'impur limon dont il fut créé. La nature, dit-il, fut coupable dans les premiers hommes; et quand l'amour du bien fait jaillir l'étincelle de l'esprit, cette nature l'obstrua, l'humecta et l'éteignit.

C'est une ineptie de la part des catholiques, qui s'appuient sur les témoignages des pécheurs, sans vouloir s'en tenir à l'expérience. Ils voient qu'ils ne font pas le bien qu'ils veulent, mais le mal qu'ils détestent, et ils prétendent néanmoins que la chair ne subit pas la nécessité du mal. Que le Traducien s'en vienne réfuter ces accusations si méchantes; et moi j'assisterai tranquillement à ce spectacle, attendant les résultats de la lutte. Que répondre à celui qui affirme que la nature était mauvaise même chez le premier homme? Tu répliqueras sans doute que Dieu, qui a créé l'homme, n'a pu faire mauvais ce qu'il a créé, et comme Dieu, qui ne fait pas le mal, a fait les hommes, il suit de là que leur nature n'est point mauvaise. Tu as dis un mot qui est vrai; mais vois si tu aurais dû le proférer devant moi. Peu m'importe avec quelle force tu renverses les Manichéens ; en attendant, te voilà tout à fait de mon parti : tu es pris, et je me fais un bonheur malin de te railler; car c'est de tout coeur que j'applaudis à ta profession de foi, et que je te supplie de t'en souvenir. Tu t'es appuyé sur la dignité du Créateur ou de Dieu, qui ne fait point le mal, pour prononcer que l'on doit déclarer bonnes toutes ses oeuvres. Or tous les hommes nés par les voies de la chair, selon l'institution de Dieu, sont-ils, à ton avis, faits par Dieu ou par le diable? Si c'est par Dieu, comment oserais-tu affirmer qu'ils naissent coupables et mauvais, toi qui n'as qu'un seul témoignage pour affirmer que la nature d'Adam n'a pu être mauvaise, c'est qu'il est dit qu'il fut créé par Dieu? Si donc avoir été fait par Dieu, dont nous confessons la bonté, c'est là une preuve invincible que la substance des premiers hommes n'était point mauvaise dans son institution, il reste, pour la ruine du dogme traducien, que tous ceux qui sont nés du mariage n'ont pu naître mauvais, puisqu'ils sont l'oeuvre de Dieu dont nous proclamons la bonté. Mais après cela, qu'une rage impudente s'en vienne affirmer et que les enfants sont l'oeuvre de Dieu , et que néanmoins ils sont mauvais par nature: ces mensonges ne nuiront ni aux catholiques ni à notre Dieu; mais il sera constaté que vous ne réfutez pas le Manichéen qui rejette volontiers sur Dieu vos accusations, et se contente de détruire en tes mains ces preuves, par lesquelles tu essayes de montrer que la condition d'Adam fut bonne tout d'abord.

Augustin. En me mettant aux prises avec les Manichéens, pour te donner avec une aveugle habileté le plaisir du spectacle, ton imprévoyance a miné ton parti et découvert, de manière que l'homme le moins intelligent le puisse comprendre, comment du souffle empoisonné de ton dogme, tu viens appuyer cette doctrine pestilentielle, dictée au Manichéen par la plus funeste des erreurs. Quiconque, en effet, entendra ou lira ce que tu as dit avec tant d'ampleur et tant d'éloquence, au sujet des misères de cette vie mortelle et corruptible, comprendra non-seulement par tes paroles, mais aussi par ces misères humaines, que tu as touché la vérité. Pour le Manichéen, en effet, à qui tu as prêté des arguments contre nous, il n'y a rien de bien grand ni de bien difficile, en cette vie mortelle que le péché a fait exclure de la félicité du paradis et précipitées si bas, de considérer tout ce que tu en as dit; et comme toi, sinon plus longuement et avec plus d'éloquence, de nous parler sur la pesanteur de ce corps corruptible, sur l'apathie de l'âme qui en est la suite, chose tellement évidente qu'on la retrouvé à chaque page des Ecritures. De là même, chez les saints qui luttent dans cette arène de la vie, « la chair conspire contre l'esprit et l'esprit. contre la chair parce que l'esprit, comme l'a dit le très-glorieux Cyprien, cherche ce qui est céleste et divin, tandis que la chair a des convoitises terrestres et mondaines[^1]. De là ce combat que le même saint martyr nous décrit avec tant de soin et tant d'éloquence dans son livre de la Mortalité, où il nous dit, entre autres choses, qu'une lutte pénible et sans in nous est imposée contre les vices de la chair et les attraits du monde. Le bienheureux Grégoire, à son tour, nous décrit la lutte que nous devons soutenir contre ce corps de mort, avec une telle précision, qu'il n'y a pas un lutteur dans cette arène, qui ne se reconnaisse dans ses paroles comme dans un miroir. « Nous réagissons en nous-mêmes», dit-il, «contre nos vices et contre nos passions; et jour et nuit se font sentir les aiguillons enflammés de ce corps méprisable, de ce corps mortel; tantôt à l'intérieur, tantôt à l'extérieur, les amorces des choses visibles nous irritent, nous stimulent ; de larges courants répandent les exhalaisons fangeuses de ce cloaque infect que nous portons avec nous; la loi du péché, qui est dans nos membres et qui résiste à la loi de l'esprit, s'impose la tâche d'emmener captive cette image royale qui est en nous : en sorte qu'elle nous dépouille de ce qui est en nous, par le bienfait de notre condition divine et primitive[^2] ». Ces paroles de l'homme de Dieu, je les ai citées dans le second des six livres que j'ai opposés à tes quatre livres, et dans cet ouvrage encore, en répondant à ton premier volume , dans lequel tu voulais donner un autre sens à ce corps de mort dont l'Apôtre dit qu'il sera délivré par la grâce de Dieu[^3]. Saint Ambroise, à son tour, après avoir dit[^4] : « Hommes, nous naissons tous dans le péché, notre naissance même est viciée », comme on peut le lire dans ces paroles de David : « Voilà que j'ai été conçu dans l'iniquité, et c'est dans le péché que ma mère m'a enfanté » ; ajoute aussitôt: « De là vient que la chair de Paul était un corps de mort, ainsi qu'il le dit lui-même : Qui me délivrera du corps de cette mort ? »

Pourquoi s'étonner dès lors, si le Manichéen, frappé des maux de cette vie, de ce corps de mort qui appesantit l'âme, et du désaccord : entre la chair et l'esprit, et de ce joug si lourd qui pèse sur les enfants d'Adam du jour qu'ils sortent du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture dans le sein de la mère de tous[^5], dise par ta bouche, et comme pour, nous contredire, ce que nous voyons que Grégoire disait contre vous? D'où nous pouvons constater que les Manichéens, aussi bien que les catholique, proclament les maux de cette vie qui est une épreuve sur la terre, maux qui remplissent le monde, et sous lesquels gémit le genre humain, à cause du joug si lourd qui pèse sur les enfants d'Adam, depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture dans le sein de la mère commune de tous; mais qu'ils . ne sont, point d'accord pour en assigner l'origine, et que la grande distance qui les sépare vient de ce que les Manichéens attribuent ces maux à la nature du mal, nature étrangère, tandis que les catholiques l'attribuent à notre nature qui est bonne, mais viciée par le péché, et justement châtiée.

Mais toi, qui ne veux point parler comme nous, que dis-tu ? Comment répondre au Manichéen sur l'origine de ces maux avec lesquels naissent les hommes, et qui n'auraient point paru dans le paradis si nul homme n'eût péché alors que notre nature n'était point dépravée, mais dans la droiture de sa création.? Si ce vice qui fait révolter la chair contre l'esprit, est inné en nous et ne vient point de notre nature viciée à l'origine, indique-nous d'où il vient? S'il est inné en nous, ce vice qui fait dire à l'homme : « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire en ma chair, puisque je trouve en moi la volonté de faire le bien, et non le « moyen de l'accomplir[^6] »; s'il ne vient pas de la nature viciée par le péché du premier homme, dis-nous d'où il vient? Si tous ces vices ne sont pas innés, dis-nous encore d'où ils viennent? De l'habitude du péché, nous diras-tu, habitude que chacun se crée librement et volontairement. Mais alors tu avoues ce que tu ne voudrais pas avouer, c'est-à-dire que la volonté a pu perdre sa liberté par un usage pervers, parce qu'en faisant le mal, elle est devenue moins propre à faire le bien. Mais est-ce bien par sa volonté qu'un homme est hébété ? par sa volonté qu'un autre est oublieux? par sa volonté que tel est fou ? Ces défauts et d'autres qui pèsent sur l'âme et sur, l'intelligence , et avec lesquels naissent idubitablement tous les hommes, s'ils ne viennent point d'une origine viciée, dis-nous d'où ils viennent? Car tu ne saurais dire que, sans le péché, ces maux eussent existé dans le paradis. Dis-nous enfin d'où, vient que le corps corruptible appesantit l'âme , déplorable fardeau sous lequel gémissent tous les hommes qui ont quelque sens. Car tu ne diras point que les premiers hommes furent créés en tel état que leur âme dut plier sous le poids du corps corruptible de quelqu'un : ou qu'après le grand péché qu'ils commirent, quelqu'un est né sans un corps de. cette nature. Pourquoi donc, avec ton bavardage, nous mettre aux prises avec le Manichéen, quand toi, qui nies nos doctrines, es impuissant à leur répondre? Mais Cyprien lui répond, en partant du désaccord de la chair et de l'esprit pour nous faire demander à Dieu, notre Père, l'accord de l'un et de l'autre ; mais Grégoire lui répond, en tenant contre la chair le langage que tu as mis contre nous dans la bouche du Manichéen, pour nous dire qu'il faut néanmoins, avec la grâce de Dieu, ramener à Dieu l'un et l'autre, c'est-à-dire et l'esprit et la chair ; mais Ambroise lui répond quand, après avoir dit que la chair doit vivre sous le joug des volontés de l'âme qui la dirige, il ajoute qu'« il en fut ainsi quand elle dut habiter les ombrages du paradis, et avant qu'infectée du venin pestilentiel du serpent, elle connût une faim sacrilège[^7] ». Ces paroles des évêques catholiques nous disent assez clairement que la chair est viciée, mais non mauvaise de sa nature; qu'une fois que le vice est guéri, elle revient à son état primordial, sans toutes ces corruptions qui appesantissent l'âme, et sans toutes ces convoitises qui la rendent rebelle à l'esprit : rébellion qui a trompé le Manichéen; au point de lui faire imaginer qu'une substance étrangère et mauvaise.est mêlée à notre nature. Si tu voulais suivre avec nous l'enseignement de ces évêques catholiques., tu renverserais.les Manichéens, loin de leur venir en aide ; mais aujourd'hui, loin de détruire leurs dogmes, tu t'efforces de les établir : car en niant ces maux que les hommes entraînent avec eux. en naissant d'une source corrompue, tu ne réussis point à nous faire croire que nul de nos maux n'est naturel, puisque telle est l'évidence; mais bien plutôt à persuader qu'ils viennent de cette nature étrangère et pernicieuse, mêlée à la nôtre selon les fables manichéennes, et non de notre nature, qui fut bonne dans sa création, mais pervertie par le péché du premier homme, ainsi que l'affirme la vérité catholique.

Mais, diras-tu, le Manichéen déteste la chair du premier homme, telle qu'elle était avant le péché, au point qu'il s'efforce de prouver qu'elle était mauvaise alors. Et dès lors, par le langage que tu lui as prêté, il en arrive à suggérer une réponse telle quelle, non-seulement à nous, mais encore à toi. Qu'il dise en effet qu'elle est l'oeuvre d'un ouvrier pervers , nous lui répondrons qu'une nature bonne, au point de ne pas pécher si elle n'eût voulu , bien qu'on ne puisse l'égaler à son créateur, ne saurait avoir pour auteur que l'auteur du bien. Qu'il dise aussi que l'homme est misérable à cause de cette crainte de la mort, dont Dieu, même avant sa faute, l'avait menacé s'il venait à pécher; nous répondons encore que l'homme, qui n'eût jamais péché s'il ne l'eût jamais voulu, trouvait dans cette menace non point une crainte capable de le troubler, mais une garantie calme contre cette peine qui devait suivre sa faute. Telles sont les réponses que nous pouvons faire en commun, à un commun adversaire mais pour moi, je vais plus loin contre ce Manichéen, en faisant l'éloge de cette créature que non-seulement aucune crainte ne dévorait, mais qui jouissait même d'une grande joie, puisqu'il était en.son pouvoir de ne point subir cette mort que tous ou presque tous les coeurs fidèles cherchent à éviter. A cette croyance vous opposez votre erreur, puisque vous croyez qu'Adam, qu'il eût péché ou non, devait toujours mourir; et dès lors, que peux-tu répondre au Manichéen qui affirme que la nature a été créée misérable, puisque, pécheresse ou non, elle était menacée de la mort? Si tu dis qu'elle fut créée de manière à ne point redouter la mort qui devait venir un jour, à n'en pas douter;. il faut avouer cependant que cette nature qui est pourtant la même dans sa postérité, est misérable néanmoins en naissant, puisque nous voyons cette crainte innée avec. elle au point que les hommes à qui une ferme espérance donne le désir des joies d'une vie future, luttent néanmoins ici-bas avec la crainte de la mort : ils désirent, non point d'être dépouillés , mais revêtus comme par dessus[^8], en sorte que s'il dépendait de leur volonté, cette vie ne se terminerait point par la mort, mais ce qu'il y a de mortel serait absorbé par la vie. D'où il suit que si, dans le paradis, tu introduis la crainte de la mort avant le péché, te voilà vaincu par les Manichéens qui pensent et veulent que l'on pense que notre nature, même chez le premier homme, fut misérable dans sa création; et si tu réponds que cette crainte du péché qui stimule non sans douleur l'âtre des mortels, n'existait point avant le péché, te voilà vaincu par nous ; car alors il n'y a qu'une nature viciée qui puisse déchoir.

Et puis, dans ce langage que tu prêtes contre nous au Manichéen, que « cet animal aveugle et calamiteux trouvait l'inquiétude dans ce désir inné que stimulait aussi la beauté et la douceur du fruit défendu », reconnais en. tore, ô Julien, que ton dogme va faire naufrage contre un écueil inévitable. Nous disons, en effet, que dans ce séjour de bonheur il n'y cul aucune convoitise opposée à la volonté. Or, si les hommes convoitaient ce dont ils voulaient plus encore s'abstenir, assurément cette convoitise était opposée à la volonté ; et déjà la chair conspirait contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; et dès lors se montrait dans toute son évidence ce vice de la chair, que l'Apôtre signalait aux fidèles : « Ces deux substances sont opposées l'une à l'autre, en sorte que vous ne faites point ce que vous voulez[^9] ». Il n'est pas un saint qui ne désire que la chair ne se soulève point contre l'esprit, bien qu'il y résiste, afin de ne point compléter par son consentement ce soulèvement de la chair, et de suivre cet avis de l'Apôtre : « Or je vous dis : Conduisez-vous selon l'Esprit, et vous n'accomplirez point les désirs de la chair[^10] ». Il ne dit point : Vous ne sentirez point la chair se révolter contre l'esprit ; car il voyait qu'en ce corps de mort l'esprit et la chair ne pouvaient vivre dans une paix parfaite ; mais il dit : N'accomplissez point les désirs de la chair; nous conseillant ainsi d'opposer une lutte aux rébellions de la chair, afin de vaincre ses convoitises par la résistance, au lieu . d'en accomplir les désirs par notre assentiment. Mais cette paix où l'on ne ressent de la part des convoitises ni lutte ni résistance, existait dans le corps de cette vie que nous avons perdue parle péché du premier homme, qui a corrompu sa nature. Car si la paix entre la chair et l'esprit n'a point existé avant le péché, s'il est faux de dire, avec Ambroise, que le désaccord que mit entre eux le péché du premier homme, a changé notre nature[^11], alors se vérifiera, ce qu'à Dieu ne plaise, cette parole que tu as mise dans la bouche du Manichéen contre nous : «Que le premier homme fut par sa création animal misérable, qu'un a désir inné rendait inquiet, et que ce désir était irrité par la beauté comme par la suavité du fruit défendu ». Nous disons au contraire que telle fut la félicité de l'homme avant son péché, et telle la liberté de sa volonté, qu'en observant le précepte de Dieu avec toutes les forces de son âme, il n'eût éprouvé dans sa chair aucun mouvement qu'il dût réprimer, ni ressenti aucun désir contraire à sa volonté; que sa volonté fut d'abord viciée parla persuasion empoisonnée du serpent, et que de là naquit cette convoitise qui suivait la volonté bien plus qu'elle ne lui résistait, et qu'après la perpétration du péché, la convoitise de la chair réagissait contre l'esprit qu'affaiblissait le châtiment. D'où il suit que si le premier homme n'eût volontairement commis le péché, il ne subirait point le désir de ce qu'il ne veut point.

C'est ainsi que nous triomphons du Manichéen qui essaye d'assigner à la nature de l'homme un auteur mauvais ; mais toi qui, dans notre lutte avec lui, t'es donné le rôle de spectateur, dis-moi par quel moyen, par quelles forces tu pourras répondre à ces paroles que tu as prêtées contre nous au Manichéen, toi, qui nous dis que cette convoitise de la chair, telle qu'elle est maintenant, que, sous nos yeux, elle se soulève contre l'esprit, était la même dans le paradis avant le péché? Nous allons donc, bon gré, mal gré, te descendre des sièges du théâtre dans l'arène, et de spectateur faire de toi un combattant. Engage le combat, et si tu le peux, triomphe de notre adversaire commun : puisque tu fais aussi profession d'adorer un Dieu créateur de la chair. Terrasse donc cet ennemi qui s'efforce de nous persuader que c'est un Dieu mauvais qui a créé cette chair dont les soulèvements résistaient déjà à l'esprit que le péché n'avait point encore dépravé, et dont les luttes faisaient le malheur de l'homme. Ou bien diras-tu qu'il ressentait ces convoitises sans être néanmoins malheureux? Est-ce là vaincre un adversaire, n'est-ce pas plutôt venir en aide au Manichéen et se révolter contre l'Apôtre? As-tu donc si promptement oublié qui a dit : « Je vois dans mes membres une autre loi qui a résiste à la loi de mon esprit[^12] »; et qui ajoute aussitôt : « Malheureux homme que je suis !». Si donc Adam, quand il voulait obéir au précepte divin, était poussé par la convoitise à manger du fruit défendu, si la convoitise de la chair telle que, selon toi, il la ressentait alors, se soulevait contrairement aux désirs de l'esprit, ne pouvait-il dire en vérité, s'il eût voulu parler: « Selon l'homme intérieur, je trouve du plaisir dans la loi de Dieu, mais je sens dans mes membres une autre loi qui résiste à la volonté de l'esprit[^13] ». Comment l'homme n'était-il point misérable, quand après de telles paroles, l'Apôtre s'écrie : « Malheureux homme que je suis !» Enfin comment n'était-il point misérable et avait-il une volonté libre, si la chair, se soulevant contre l'esprit, selon le témoignage de l'Apôtre, l'empêchait de faire ce qu'il voulait?

Si donc tu viens nous dire que la convoitise de la chair était avant le péché ce qu'elle est aujourd'hui, le Manichéen te vaincra; dès lors passe à mon sentiment, et pour vaincre ensemble ce Manichéen, disons, avec Ambroise, que la prévarication du premier homme a changé en nature, pour nous, le conflit de la chair et de l'esprit. Car dans les paroles dont tu lui as fait une leçon qu'il devait réciter, sauf à dire le contraire, comme il arrive quelquefois dans les classes des rhéteurs, il a dit que non-seulement Adam fut créé misérable, mais encore aveugle; pour. quoi aveugle, sinon parce qu'il ne connaissait point le péché ; ce qui a été dit également à la louange du Christ[^14]? Tout mal que ne nous apprend point la sagesse, mais l'expérience, est un mal qu'on est heureux d'ignorer. Mais peut-être tiens-tu avec moi ce langage contre le Manichéen qui accuse le premier homme d'ignorance : cherche donc à lui répondre au sujet de la mort du corps et de la convoitise de la chair, dans ce même sens que nous te. répondons maintenant. Tout ceci, qui est de la dernière évidence, nous prouve qu'il y eut une différence entre la condition des premiers hommes qui ne sont nés de la tige d'aucun parent, et la condition de ceux qui ont Dieu pour créateur, et des hommes pour pères car c'est Dieu qui leur fait 'don de la nature, et les hommes du mérite originel: et dès lors ils doivent leur conformation au travail du Créateur, leurs entraves à son châtiment, leur délivrance à sa bonté. Mais à la vue des maux inséparables de leur naissance, les Manichéens s'efforcent d'établir que l'homme est l'oeuvre de l'artisan du mal, quand sa chair (pour ne rien dire de l'âme, qui est la vie de la chair), par son admirable ajustement, proclame pour son auteur ce Dieu qui a créé tout ce qui est bien soit dans le ciel, soit sur la terre. Il y a là quelque chose de si admirable, que le bienheureux Apôtre a vu dans l'harmonie des membres un type de comparaison, pour exalter la charité qui unit entre eux les vrais fidèles tommes membres du Christ[^15]. D'où il suit que les premiers hommes, créés sans défaut, et leurs descendants, nés avec le vice originel, à cause de leur nature évidemment bonne, proclament la bonté de leur auteur.

  1. Cypr., de Orat. Dom.

  2. Gregor. Nazianz. in Apolog. I de sua Juga.

  3. Rom. VII, 25.

  4. Lib. I de Paenit., c. 2 vel 3.

  5. Eccli. XL, 1.

  6. Rom. VII, 18.

  7. S. Amb, in Luc. XII, lib. VII.

  8. II Cor. V, 4.

  9. Galat. V, 17.

  10. Ibid. 16.

  11. Ambr., lib. VII in Luc., XII.

  12. Rom. VII, 23.

  13. Ibid. 22.

  14. II Cor. V, 21.

  15. I Cor. XII, 12.

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Contre la seconde réponse de Julien

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