I --- AU PRÊTRE EUSÈBE - CONTRE CEUX QUI SONT JALOUX DES VERTUS DE SAINT MARTIN.
Hier, beaucoup de moines vinrent me trouver, et, au milieu de nos récits et de nos longs entretiens, on parla de mon petit livre sur la vie de saint Martin ; j'appris avec plaisir que beaucoup le lisaient avec empressement. On m'annonça aussi qu'une personne, inspirée par le malin esprit, avait demandé pourquoi Martin, qui avait ressuscité des morts et arrêté des incendies, s'était trouvé exposé lui-même à périr tristement dans les flammes. Ô le misérable ! (quel qu'il soit), dans ses paroles je reconnais la perfidie des juifs, qui, faisant des reproches au Seigneur sur la croix, disaient : « Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même. » Vraiment, si ce malheureux eût vécu à cette époque-là, il eût adressé les mêmes outrages au Seigneur, puisqu'il profère de semblables blasphèmes contre l'un de ses saints. Quoi ! Martin ne serait pas puissant, Martin ne serait pas saint, parce qu'il a manqué de périr dans un incendie ! Ô bienheureux Martin ! semblable en tout aux apôtres, même dans les injures qu'il reçoit. En effet, les Gentils voyant Paul mordu par une vipère dirent aussi de lui : « Cet homme doit être un homicide ; il a échappé aux périls de la mer, les destins ne lui permettent pas de vivre. » Mais Paul, secouant la vipère dans le feu, n'en ressent aucun mal. Ces païens croyaient qu'il allait périr sur-le-champ ; mais voyant qu'il n'en était rien, ils changèrent de sentiments et le prirent pour un dieu. Ô le plus misérable des mortels, ces exemples n'auraient-ils pas dû confondre ta perfidie ! et si tu avais été d'abord scandalisé en voyant Martin recevoir les atteintes du feu, tu aurais dû ensuite attribuer à ses mérites et à la puissance de sa foi quel ait conservé au milieu des flammes ! Reconnais ton ignorance, malheureux ; apprends que c'est dans les dangers que la vertu des saints brille avec le plus d'éclat. Je vois Pierre, avec sa foi puissante, marcher sur la mer, malgré la loi de la nature, et se tenir ferme sur les flots mobiles. Mais cet Apôtre des nations, qui fut englouti dans les eaux, d'où il sortit sain et sauf après trois jours et trois nuits, ne me semble pas moins grand ; et je ne sais s'il est plus remarquable d'avoir vécu au fond de la mer, ou d'avoir marché à sa surface. Mais, insensé, tu n'avais donc ni lu ni entendu lire ces faits ? car ce n'est pas sans l'inspiration divine que l'évangéliste a rapporté, cet exemple dans les saintes Écritures ; c'était pour apprendre aux hommes que les naufrages, les morsures de serpents (comme le dit l'Apôtre, qui se glorifie d'avoir souffert la nudité, la faim et les dangers de la part des voleurs), qu'en un mot, tous ces accidents sont communs aux saints, aussi bien qu'aux autres hommes ; mais c'est en les supportant et en en triomphant que la vertu des justes a brillé du plus vif éclat. Car, patients dans les épreuves et toujours invincibles, la victoire qu'ils ont remportée a été d'autant plus éclatante, que leurs souffrances ont été plus violentes. Aussi le fait que l'on cite pour amoindrir la vertu de Martin le couvre-t-il d'honneur et de gloire, puisqu'il est sorti vainqueur d'un accident rempli de péril. D'ailleurs en ne doit pas s'étonner si j'ai omis ce fait dans la vie que j'ai écrite, puisque dans ce livre même j'ai déclaré que je ne raconterais pas toutes ses actions. En effet, si j'eusse entrepris de le faire, j'aurais rempli un immense volume ; ses actions ne sont pas si peu importantes qu'on puisse facilement les raconter toutes. Je ne passerai pourtant pas sous silence le fait dont il est question ici, et je le raconterai dans tous ses détails, tel qu'il s'est passé, afin de ne pas paraître omettre à dessein ce qui peut fournir des objections contre la vertu de nôtre bienheureux.
Un jour d'hiver, Martin visitant une paroisse (suivant l'habitude des évêques), les clercs lui préparèrent un logement dans la sacristie, allumèrent un grand feu dans une sorte de fourneau très mince et construit en pierres brutes, puis lui dressèrent un lit, en entassant une grande quantité de paille. Martin s'étant couché eut horreur de la délicatesse de ce lit, à laquelle il n'était pas habitué, car il avait coutume de coucher sur un cilice, étendu sur la terre nue. Mécontent de ce qu'il regardait comme une injure, il repoussa la paille, qui s'accumula par hasard sur le fourneau ; puis, fatigué du voyage, il s'endormit, étendu par terre, suivant son usage. Vers le milieu de la nuit, le feu, étant très ardent, se communiqua à la paille à travers les fentes du fourneau. Martin, réveillé en sursaut, surpris par ce danger subit et imminent, et surtout, comme il le raconta lui-même, par l'instigation du démon, eut recours trop tard à la prière ; car, voulant se précipiter au dehors, et ayant fait de longs efforts pour enlever la barre qui fermait la porte, un feu si violent l'environna, que le vêtement qu'il portait fut consumé. Enfin, rentrant en lui-même, et comprenant que ce n'était pas dans la fuite, mais dans le Seigneur qu'il trouverait du secours, il s'arma du bouclier de la foi et de la prière, et, se remettant tout entier entre les mains de Dieu, il se précipita au milieu des flammes. Alors le feu s'étant éloigné miraculeusement de Martin, celui-ci se mit en prière au milieu d'un cercle de flammes dont il ne ressentait nullement les atteintes. Les moines qui étaient au dehors, entendant le bruit et les pétillements de la flamme, enfoncent les portes, écartent les flammes, et en retirent Martin, qu'ils croyaient déjà entièrement consumé. Du reste, Dieu m'en est témoin, Martin lui-même me racontait et avouait en gémissant, que c'était par un artifice diabolique, qu'à l'instant de son réveil il n'avait pas eu la pensée de repousser le danger par la foi et la prière ; qu'enfin il avait senti l'ardeur des flammes jusqu'au moment où, rempli de frayeur, il s'était précipité vers la porte ; mais qu'aussitôt qu'il avait eu recours au signe de la croix et aux armes puissantes de la prière, les flammes s'étaient retirées, et qu'après lui avoir fait sentir leurs cruelles atteintes, elles s'étaient ensuite transformées en une douce rosée. Que celui qui lira ces lignes comprenne que si ce danger a été pour Martin une tentation, il a été aussi une épreuve de Dieu.