1.
J'ai lu la lettre que vous a inspirée votre sagesse, lettre remplie d'invectives contre celui que vous avez autrefois comblé d'éloges, que vous regardiez comme un collègue chéri et votre propre frère, et que maintenant vous appelez en discussion, et que vous cherchez à effrayer par des imputations criminelles.
J'ai vu que l'on pouvait vous appliquer en tous points ce passage de Salomon : « L'arme de l'outrage se trouve dans la bouche des sots, et jamais la parole de la sagesse n'a été prononcée par un insensé qui ne dira que ce qui lui sera inspiré par la passion. » Isaïe a dit aussi : «L'insensé ne prononce que des paroles insensées; son coeur sera le siège de tous les vices; il mettra donc le comble à ses iniquités et ne craindra pas de mentir à la face de Dieu. » Était-il donc nécessaire de m'envoyer un volume de calomnies et de prononcer contre moi tant d'injures, si vous m'épouvantez à la fin de votre lettre par des menaces de mort, de sorte que je n'ose répondre non-seulement à vos accusations, mais encore à vos louanges? En effet, vous accusez et louez en même temps, et de la même source découle le doux et l'amer. Je vous en conjure, donnez-moi le premier l'exemple de cette humilité et de cette modestie que vous exigez de moi, et cessez vous-même de mentir, vous qui faites aux autres un crime de leurs mensonges. Quant à moi, je ne couvre personne d'opprobre ; je ne me constitue pas votre accusateur; car je ne songe pas à ce que vous méritez, mais à ce qu'il est de mon devoir de faire. Je redoute ces paroles du Sauveur : «Malheur à celui qui scandalisera un seul de ces petits enfants qui croient en moi! Il vaut mieux pour lui avoir une meule lie moulin suspendue au cou, et être précipité flans les abîmes de la mer. Malheur au monde à cause du scandale ! il est nécessaire qu'il existe ; mais malheur à celui qui l'occasionne! » Moi aussi, je pourrais amasser contre vous des calomnies ; dire que j'ai vu ou entendu ce qui n'est à la connaissance de personne ; je pourrais ainsi tromper des hommes peu instruits , faire prendre mes mensonges pour la vérité, ma fureur pour la modération. Mais je suis loin de vouloir vous imiter ; je refuse de faire ce que je vous reproche. Des bassesses ne peuvent être proférées que par celui qui en commet. L'homme pervers obéit à la voix de son esprit pervers, et ne parle que pour nuire ; la bouche parle de l'abondance du coeur. Jouissez donc de votre succès, car votre ancien ami que vous accusez aujourd'hui dédaigne de vous couvrir d'opprobre. Cc n'est pas que je craigne vos calomnies, non, mais j'aime mieux être accusé qu'accusateur; j'aime mieux souffrir l'injure que la rendre. Je connais cette maxime de l'Apôtre: « Mes frères, ne vous vengez pas vous-mêmes, car le Seigneur a dit: La vengeance appartient à moi seul; moi seul je dois en disposer; il faut nourrir votre ennemi s'il a faim , lui donner à boire s'il a soif. En agissant de la sorte, vous amasserez des charbons ardents sur sa tête. » En effet, celui qui se venge lui-même, ne mérite pas que Dieu s'occupe de sa vengeance. Cependant, avant de répondre à votre lettre, je vais vous demander à vous, le plus ancien des docteurs, le meilleur des prêtres, le parfait imitateur du Christ : pouvez-vous perdre votre frère , lorsque la pensée seule de la haine vous rend déjà homicide? N'avez-vous pas appris du Sauveur que lorsqu'on vous frappe sur une joue vous devez présenter l'autre? Lui même a dit à celui qui le frappait « Si j'ai mal parlé, prenez acte du mal que j'ai dit ; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous?» Vous me menacez de la mort, et les serpents peuvent me la donner. La mort est pour tous, l'homicide est le fait des scélérats, Qu'arrivera-t-il donc si vous me donnez la mort? Ne serai-je pas immortel? Que ne suis-je forcé de mériter ce bonheur ! Les opinions des apôtres ne furent-elles point partagées dans le cours de leur inaltérable amitié? Lorsque Paul et Barnabé furent en désunion au sujet de Jean , surnommé Marc , la mer sépara-t-elle ces Hommes que l'Évangile du Christ avait si étroitement liés? Le même Paul ne résista-t-il pas à Céphas qui ne marchait pas droit dans le sentier de l'Évangile? Et cependant il l'appelle son précurseur et la colonne de l'Église; il vante sa prédication pour ne pas rendre ses travaux inutiles. Est-ce que les fils ne peuvent pas être au sujet de la religion en opposition avec leurs pères, les époux avec leurs épouses, sans pour cela détruire la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre? Si vous pensez comme je pense, pourquoi me haïssez-vous? Si vous pensez autrement , pourquoi voulez-vous me. faire périr? Faut-il tuer celui qui a une opinion différente de la vôtre? Je prends Jésus à témoin de ma conscience, lui qui doit juger mes écrits et les vôtres. Je voulais garder le silence d'après l'avis du saint évêque Chromatius, je voulais terminer tout d'un coup nos différends et vaincre le mal par le bien. Mais puisque vous me menacez de mort si je ne garde le silence, je me vois forcé de répondre , de peur qu'en me taisant je ne paraisse approuver l'inculpation, et qu'une si grande modération ne paraisse être la preuve d'une mauvaise conscience. Voici votre dilemme : ce n'est pas l'art de l'éloquence que vous ignorez qui vous l'a inspiré, mais votre coeur, mais votre esprit de bourreau. Si je garde le silence, je suis coupable; si je réponds, je suis un méchant. Vous me forcez donc en même temps de répondre et de garder le silence. J'adopterai un terme moyen. Ainsi, je détruirai vos calomnies, et je me garderai bien de proférer des injures; car qui ne craint celui qui est prêt à tuer? Je suivrai pied à pied votre proposition, et je laisse de côté ces livres si savants que j'ai réfutés avant d'en avoir fait lecture. Vous prétendez que vous n'avez fait connaître mes fautes qu'à ceux que mes paroles ont blessés, et non à d'autres personnes ; car il ne faut point parler par ostentation, mais seulement pour le bonheur des chrétiens. Mais, je vous le demande, comment le bruit de vos écrits est-il parvenu jusqu'à moi ?qui les a répandus dans Rome? dans l'Italie? dans la Dalmatie? Si mes fautes étaient un secret pour vous et pour vos amis, comment leur récit est-il venu frapper mes oreilles ? Vous osez dire que ce n'est pas par ostentation, mais seulement pour le bonheur des chrétiens que vous, vieillard, vous vomissez contre un autre vieillard tant d'injures, des injures que l'assassin craindrait de proférer contre le voleur, la prostituée contre le libertin, le bouffon contre le comédien! Vous me jetez au visage une foule d'accusations, et vous me percez le coeur de traits acérés que vous aiguisez depuis longtemps. Etait-ce pour publier mes louanges que vous avez envoyé des courriers dans toutes les provinces? Etait-ce pour publier ma gloire qu'ils allaient dans les villes et villages et jusque dans les réunions de vieilles femmes? Est-ce là votre sainte modération; est-ce là le bel exemple que vous voulez offrir aux Chrétiens ; est-ce ainsi que vous êtes modeste et retenu ? C'était pour me raconter vos odieuses paroles que l'on venait en foule de l'Occident, et les récits s'accordaient si bien entre eux que je me vois forcé de répondre non à vos ouvrages que je n'ai jamais lus , mais aux opinions qui en résultent, et d'opposer le bouclier de la vérité aux traits du mensonge que vous lancez dans tout l'univers.