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Un homme brûlé de la fièvre peut-il éteindre le désir qu'il a de boire? Plus il boit, plus il veut encore boire. Ainsi en est-il de l'homme passionné pour les richesses jusqu'à la folie, sa passion ne veut jamais être satisfaite. Quoi que vous fassiez pour le contenter, il ne sera jamais satisfait et il ne vous saura aucun gré de vos sacrifices. Sa reconnaissance, il ne saurait l'accorder qu'à celui qui lui donnerait tout ce qu'il désire. Or,-qui lui donnera tout ce qu'il désire, puisque ses désirs sont sans bornes? Il ne témoignera donc de reconnaissance à personne au monde. Il n'y a donc rien de plus ingrat qu'un avare. Il n'y a rien de plus insensé que l'homme cupide. Il semble qu'il ait déclaré la guerre à tout le genre humain. Il s'indigne qu'il y ait des hommes. II voudrait être seul au monde pour tout posséder seul. Voici quels sont ses rêves : Oh ! si un tremblement de terre pouvait ruiner la ville et que je survécusse seul au désastre pour être maître de tout ! S'il arrivait donc une peste qui détruisît tout hormis l'argent ! S'il survenait un déluge, si les eaux de lamer pouvaient se précipiter sur la terre ! Voilà les souhaits qu'il forme et mille autres pareils. Il ne lui vient à l'esprit aucune pensée charitable. Il ne s'occupe de rien que de tremblements de terre, de tonnerres, de guerres, de pestes, il souhaite que tous ces maux arrivent. Ame malheureuse, dis-moi, esclave plus vil que les esclaves, si tout était changé en or, est-ce l'or qui t'empêcherait de mourir de faim? Si un tremblement de terre, comblant tes voeux, détruisait tout ce qui est sur la surface de la terre, tu périrais toi-même, puisque tu ne trouverais plus sur la terre désolée de quoi soutenir ton existence. Supposons qu'il n'y ait plus un seul homme sur la terre, et que tout l'or, tout l'argent qui s'y trouve afflue de lui-même dans votre maison, supposons, supposition folle comme leurs rêves, mais enfin supposons que la richesse de tous ceux qui ne sont plus, que leur or, que leur argent, que leurs étoffes de soies ou brochées d'or, que tout cela vienne dans vos mains : que gagneriez -vous? Pourriez-vous éviter la mort, lorsque vous n'aurez plus personne pour cuire votre pain, pour semer vos champs, pour vous défendre des bêtes? Les démons, dans cette solitude effroyable, rempliraient votre âme de mille frayeurs; ils la possèdent dès maintenant, mais alors ils vous feraient tourner l'esprit et mourir enfin.
Je voudrais, dites-vous, qu'il restât quelques laboureurs et quelques boulangers pour me servir. Mais s'ils restaient avec vous, ils voudraient partager ces biens avec vous. Vous ne (384) le leur permettriez pas, tant votre avarice est insatiable. Voyez, mes frères, combien cette passion rend un homme ridicule, et. l'extrémité où elle le réduit. Un avare est jaloux d'avoir un grand nombre de serviteurs, et il ne peut souffrir qu'ils aient le nécessaire pour vivre, parce qu'il craint la dépense. Voulez-vous donc que les hommes soient de pierre? O passion aveugle et méprisable! que de folies, que de troubles et de tempêtes, que d'imaginations ridicules ne causes-tu pas dans les âmes ! L'avare a toujours faim, toujours soif. Ayons pitié de lui, mes frères, déplorons son sort. Il n'y a pas de plus cruelle maladie que cette faim incessante que les médecins nomment « boulimie » ; on a beau manger, rien ne la peut calmer. Transportez une telle maladie du corps à l'âme, quoi de plus affreux ? Or la « boulimie » de l'âme, c'est l'avarice; plus elle se gorge d'aliments, plus elle en désire. Elle étend toujours ses souhaits au-delà de ce qu'elle possède. Si l'ellébore nous pouvait guérir de cette folie, ne faudrait-il pas tout faire pour s'en affranchir? Il n'y a pas assez de richesses au monde pour remplir le ventre affamé de l'avarice.
Quelle confusion pour nous, mes frères que certains hommes aiment l'argent beaucoup plus que nous n'aimons Dieu, et que Dieu soit pour nous d'un moindre prix que n'est l'or pour eux? Veilles, lointains voyages, dangers sur dangers, inimitiés et embûches, les hommes bravent tout pour l'amour de l'argent. Et nous, nous ne hasarderions pas de dire une simple parole pour Dieu, ni d'encourir la moindre disgrâce ? Quand il faudrait venir en aide à quelque opprimé, comme nous redoutons de nous exposer au ressentiment de quelque grand personnage, comme nous avons peur d'une ombre de péril, comme nous nous hâtons d'abandonner la malheureuse victime de l'injustice ! Lorsque nous avons reçu de Dieu le pouvoir de secourir ceux qui en ont besoin, nous laissons ce pouvoir se perdre inutilement entre nos mains, pour ne pas nous attirer de désagréments ni de haines. Cette lâcheté est même réputée sagesse et est passée en proverbe: « Sans raison faites-vous aimer, mais sans raison ne vous faites point haïr ». Voilà un propos que le monde a sans cesse à la bouche. Quoi ! est-ce donc s'exposer sans raison à la haine que de la faire pour secourir un malheureux? Quoi de préférable à cette haine? L'amitié que l'on s'attire pour Dieu ne vaut pas, à beaucoup près, la haine que l'on encourt à cause de lui. Lorsqu'on nous aime à cause de Dieu, c'est un honneur dont nous lui sommes redevables; Lorsqu'au contraire nous nous faisons haïr à cause de Dieu, c'est lui qui nous doit pour cela une récompense. Quelque amour que lei avares montrent pour l'or, ils n'y peuvent mettre de bornes, et dès que nous avons fait la moindre chose pour Dieu, nous croyons avoir tout fait. Nous sommes bien loin d'aimer Dieu autant qu'ils aiment l'or. Ils sont certes bien coupables d'avoir cette folle passion pour l'or; mais que nous sommes nous-mêmes condamnables de n'avoir pas autant d'amour pour Dieu ! Cet honneur qu'ils rendent à un peu de terre, car l'or n'est pas autre chose que nous sommes malheureux de ne pas le rendre au Maître de toutes choses.