53.
Ev. Je comprends, mais pourquoi ces observations? — Aug. C'est que tu as voulu tout à l'heure me faire accorder que la science précède chez nous la raison, puisqu'il faut à la raison l'appui de quelque connaissance pour nous mener à l'inconnu. Or, nous voyons maintenant que ce n'est pas la raison qui fait cela. En effet, tout homme raisonnable n'est pas toujours occupé de cet exercice, et toujours cependant il a la raison. Le nom de raisonnement conviendrait peut-être mieux alors; en sorte que la raison serait comme le regard de l'esprit, et le raisonnement la recherche que fait la raison, c'est-à-dire le mouvement de ce regard sur les objets qu'il faut regarder. Il nous faudrait ainsi la raison pour voir, le raisonnement pour chercher. Aussi on appelle science le regard de l'esprit fixé vers un objet et le contemplant; mais il y a défaut de science ou ignorance quand l'esprit ne voit pas, quoiqu'il applique son regard. Même avec les yeux du corps, il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, c'est ce que nous remarquons facilement dans les ténèbres.
De là il est évident, je crois, qu'il y a une différence entre le regard et la vision, deux actes de l'esprit que nous appelons raison et science. As-tu quelque chose à objecter, ou bien ces différences ne te paraissent-elles pas assez claires? — Ev. Cette distinction me plait beaucoup, et j'y souscris de grand coeur. — Aug. Vois donc alors si nous regardons pour voir, ou si nous voyons pour regarder. — Ev. Un aveugle n'en douterait pas, c'est pour voir que l'on regarde, et non pour regarder que l'on voit. — Aug. Avouons alors que la vue doit être plus estimée que le regard. — Ev. Oui, assurément. — Aug. Donc aussi, la science plus que la raison. — Ev. C'est conséquent. — Aug. Croirais-tu les bêtes supérieures aux hommes et plus heureuses? — Ev. Dieu me préserve de cette horrible démence ! — Aug. Cette horreur est bien juste assurément, mais c'est là cependant que nous conduit ton sentiment. Tu as dit, en effet, que les bêtes ont la science sans avoir la raison; tandis que l'homme a la raison, avec laquelle à peine arrive-t-il à la science. Mais dussé-je accorder que nous y arrivons facilement, comment la raison nous aiderait-elle à nous croire au-dessus des bêtes, puisqu'elles ont cette science que nous avons reconnue bien préférable à la raison ?