CHAPITRE XIX.
C’EST BIEN PLUTOT DE NOTRE PARFAITE RESSEMBLANCE AVEC LA TRINITÉ DANS LA VIE ÉTERNELLE, QU’IL FAUT ENTENDRE LES PAROLES DE SAINT JEAN. LA SAGESSE EST PARFAITE AU SEIN DE LA BÉATITUDE.
Quant à l’image dont il est dit: « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance (Gen., I, 26 ) », comme le texte ne dit pas à mon image ni à ton image, nous croyons que l’homme a été fait à l’image de la Trinité et nous avons mis toute la diligence possible à le bien comprendre. C’est donc plutôt en ce sens qu’il faut entendre ce que dit l’apôtre saint Jean : « Nous serons semblables à lui, quand nous le verrons tel qu’il est », parce que ce mot « lui » se rapporte à celui dont il a dit: « Nous sommes les enfants de Dieu I Jean, III, 2 ) ». Et l’immortalité de la chair s’opérera au moment même de la résurrection, d’après le témoignage de saint Paul: « En un clin d’oeil, au son de la dernière trompette, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés (I Cor., XV, 52 . ) ». En effet, en un clin d’oeil, avant le jugement, ce corps animal qui est semé maintenant dans l’infirmité, dans la corruption et l’abjection, ressuscitera spirituel, dans la force, dans l’incorruptibilité et dans la gloire. Et l’image qui se renouvelle de jour en jour, non extérieurement, mais intérieurement, dans l’esprit de l’âme par la connaissance de Dieu, sera perfectionnée par la vision, qui aura lieu alors, après le jugement, face à face, et qui maintenant avance à travers un miroir en énigme (Id., XIII, 12). C’est de cette perfection qu’il faut entendre ces paroles: « Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est ». Ce don nous sera fait quand on nous aura dit : « Venez, bénis de mon Père; possédez le royaume préparé pour vous (Matt., XXV, 34 ) ». Alors l’impie disparaîtra, pour ne pas voir la gloire du Seigneur (Is., XXVI, 10. ), quand ceux qui seront à gauche iront au supplice éternel, et que ceux qui seront à droite entreront dans l’éternelle vie (Matt. XXV, 46 ). Or, comme l’a dit la vérité, « la vie éternelle, c’est qu’ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (Jean, XVII, 3 ) ».
Cette sagesse contemplative — la même, ce me semble, que celle que les saintes Ecritures distinguent de la science sous le nom de sagesse — n’appartient qu’à l’homme; mais l’homme ne l’a point de lui-même; il la tient de celui dont la participation peut seule rendre l’âme vraiment raisonnable et intelligente. Cicéron la recommande en ces termes, à la fin de son dialogue d’Hortensius: « Nous qui méditons ces choses jour et nuit, qui exerçons notre intelligence — le regard de l’âme — et veillons à ne point la laisser s’émousser, c’est-à-dire nous qui sommes philosophes, nous avons grand espoir, que si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable, du moins, au terme de notre carrière mortelle, la mort nous sera agréable, que l’anéantissement ne nous sera point pénible, mais sera plutôt le repos de notre vie; ou si, selon l’opinion d’anciens philosophes, les plus grands et de beaucoup les plus illustres, nous avons des âmes immortelles et divines, il faut croire qu’elles (540) monteront et rentreront d’autant plus facilement au ciel qu’elles auront mieux suivi leur carrière, c’est-à-dire cédé à la raison et au désir de savoir, et qu’elles se seront moins mêlées et embarrassées dans les vices et les erreurs des hommes ». Puis dans une courte conclusion, il répète encore la même pensée : « Ainsi donc, pour terminer enfin cette discussion, soit que nous désirions une mort paisible après une vie livrée à ces occupations, soit que nous devions passer immédiatement de ce séjour à un autre bien préférable, nous devons consacrer à ces études tous nos travaux et tous nos soins ».
Ici je m’étonne que cet homme, doué d’un si grand génie, promette, au terme de la carrière mortelle, une mort agréable à des philosophes dont le bonheur est la contemplation de la vérité, si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable: comme s’il s’agissait de la mort et de la destruction de quelque chose que nous n’aimerions pas ou que nous haïrions mortellement et dont l’anéantissement nous serait agréable. Mais il ne tenait point cette doctrine des philosophes dont il fait un si bel éloge; il l’avait empruntée à la nouvelle Académie où il avait appris à douter des vérités les plus évidentes. Ce qu’il tenait de ces philosophes « les plus grands et de beaucoup les plus illustres », comme il en convient lui-même, c’est que les âmes sont immortelles. Or il est à propos d’exciter par là des âmes immortelles à poursuivre, jusqu’au terme de cette vie, la carrière de la raison, la recherche de la vérité, et à se dégager le plus possible des vices et des erreurs des hommes, afin de faciliter leur retour vers Dieu. Mais cette carrière, qui consiste dans l’amour et la recherche de la vérité, ne suffit point à des malheureux, c’est-à-dire à des hommes mortels aidés de leur seule raison et privés de la foi au Médiateur. C’est ce que je me suis efforcé de démontrer dans les autres parties de cet ouvrage, particulièrement dans le quatrième et le treizième livre. (541)
